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<title>Introduction aux œuvres de Molière</title>
<author key="Auger, Louis-Simon (1772-1829)" ref="">Louis-Simon Auger</author>
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<publisher>Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL</publisher>
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<bibl><author>Louis-Simon Auger</author>, <title>« Avertissement, Discours préliminaire et Vie de Molière »</title>, in <hi rend="i">Œuvres de Molière</hi>, t. <biblScope unit="volume">I</biblScope>, <pubPlace>Paris</pubPlace>, <publisher>Th. Desoer</publisher>, <date>1819</date>, pp. <biblScope unit="page">V-CLXIX</biblScope>. Source : <ref target="https://books.google.fr/books?id=ePM5AAAAcAAJ">Google</ref>.</bibl>
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<head>Avertissement de l’auteur du Commentaire</head>
<p>Les ouvrages qui ont le plus besoin d’être commentés, sont incontestablement ceux des satiriques et des comiques. Ces deux classes d’écrivains, ayant principalement pour objet de peindre les vices et les ridicules de leur siècle, font allusion soit à des événements, soit à des personnages, dont souvent la connaissance ne doit pas s’étendre au-delà de l’époque à laquelle ils ont appartenu. Si des contemporains de ces auteurs, à défaut d’eux-mêmes, ne se sont pas occupés du soin de transmettre à la postérité les explications nécessaires pour l’intelligence de leurs écrits, les traditions s’effacent avec le temps au point qu’il devient impossible de les faire revivre, et sur le texte le plus clair se répandent des obscurités que tous les efforts de l’esprit ne sauraient dissiper.</p>
<p>Il y a moins d’un siècle et demi que Molière est mort, et déjà de nombreux passages de ses comédies fatiguent vainement la sagacité des philologues de profession. La meilleure preuve peut-être que l’on puisse donner de l’utilité d’un <pb n="VI" xml:id="pVI"/> Commentaire sur Molière, est l’espèce de succès dont a joui, jusqu’à présent, celui de Bret, travail insuffisant et superficiel, où les erreurs abondent, et où la disette des choses nécessaires se fait sentir au milieu des superfluités. Il y aurait toutefois manque de justice et de bienséance à ne pas reconnaître que le même Bret, après lui Cailhava, et avant eux Riccoboni, dans ses <hi rend="i">Observations sur la Comédie et sur te génie de</hi> ont amassé des matériaux utiles, indiqué des sources jusque-là peu connues, et fait des remarques judicieuses sur l’économie ainsi que sur l’exécution des principaux ouvrages ! Je leur ai des obligations que je ne prétends pas dissimuler ; mais on n’exigera pas non plus que je les exagère, surtout si l’on fait attention que l’avantage de trouver une certaine quantité de faits rassemblés, était toujours accompagné du danger de répéter des choses fausses ou inexactes, et que je ne me suis jamais crû dispensé de recourir aux écrits originaux.</p>
<p>Tout commentateur d’un écrivain classique, se proposant à la fois d’éclaircir les difficultés du texte et d’apprécier les beautés et les défauts tant de la composition que du style, doit offrir, en explications et en rapprochements, en particularités et en observations, tout ce qui peut exercer le goût, satisfaire la curiosité, instruire <pb n="VII" xml:id="pVII"/> l’ignorance, et procurer au savoir même des souvenirs utiles ou agréables.</p>
<p>Tel doit être un commentaire en général. Un Commentaire sur Molière ne pouvait manquer d’avoir quelques caractères particuliers. Molière s’est approprié tout ce qui, dans les comiques anciens et modernes, étrangers et nationaux, lui a paru digne d’être mis en œuvre par son génie. Ses successeurs, à leur tour, n’ayant pu, en quelque sorte, faire un pas dans le domaine de la Comédie, sans trouver au moins des traces de son passage, les ont suivies, ceux-ci avec une fidélité qui ne faisait qu’attester leur faiblesse, ceux-là avec une liberté qui, sans déguiser entièrement l’imitation, leur laissait tout le danger d’une concurrence qu’il n’avait pas été en leur pouvoir d’éviter. Les emprunts faits par Molière à ses devanciers, et ceux qui lui ont été faits à lui-même par ses successeurs, tournant également à sa gloire, c’était un devoir pour son Commentateur de marquer soigneusement les uns et les autres. Cette double espèce d’imitations occupe donc une place considérable dans le nouveau Commentaire.</p>
<p>Le genre de chaque pièce, le choix du sujet, la contexture de l’intrigue, le caractère des personnages, l’effet comique et le but moral des diverses situations, les jeux et les coups de théâtre, <pb n="VIII" xml:id="pVIII"/> les traits saillants du dialogue, les traditions relatives au jeu des acteurs, etc., sont l’objet d’autant de remarques placées en leur lieu dans le courant des scènes et des actes, ou quelquefois reportées à la fin en forme de résumés.</p>
<p>Molière ayant uni à la peinture du cœur humain qui ne change point, celle des usages et des ridicules passagers de la société, il a fallu rechercher dans la foule des écrits du temps, les particularités qui pouvaient, en constatant ces mœurs et ces travers, répandre du jour sur l’image que Molière en a tracée, et déposer en faveur de la fidélité du peintre. Cette partie des tableaux comiques, qu’on appelle en général <hi rend="i">costume</hi>, étant la plus sujette à vieillir et à s’effacer, avait besoin d’être fixée pendant qu’il en était encore temps. Je me suis donné toutes les peines, j’ai pris tous les soins nécessaires pour atteindre à ce but. Les faits publics ou privés dont Molière a fait plus d’une fois son profit, ont également fourni matière à des éclaircissements qui n’étaient guère devenus moins nécessaires et moins urgents. Enfin, les proverbes, les expressions tirées des manières, des modes, des exercices et des jeux alors en vogue, toutes ces locutions qui contribuent à caractériser l’état de société, ont été discutées dans des notes qui en rapportent l’origine et le sens propre, ainsi que le sens métaphorique.</p>
<p><pb n="IX" xml:id="pIX"/> Un homme de lettres estimable, M. Petitot, a donné, il y a peu d’années, une édition des œuvres de Molière, avec des réflexions sur chacune de ses pièces, en déclarant qu’il n’avait pas jugé à propos d’y joindre un commentaire grammatical. On peut croire que ce travail lui a semblé véritablement <hi rend="i">superflu</hi>, puisqu’il ne l’a pas fait, ou plutôt trouver tout naturel qu’ayant omis de le faire, il ait essayé de prouver qu’il était inutile ; mais on est d’autant moins obligé d’admettre cette opinion intéressée, qu’elle s’appuie sur des motifs tout-à-fait privés de justesse et de solidité. À qui M. Petitot persuadera-t-il que Molière <hi rend="i">ne peut pas être proposé comme un modèle de style</hi> ? Molière n’est pas seulement un grand comique, il est encore un grand écrivain. L’énergie, la hardiesse souvent heureuse, la saillie, la vivacité de ses tours et de ses expressions, sont des qualités qui ne sauraient être trop étudiées et trouver trop d’imitateurs. <quote>« Il avait, dit encore M. Petitot, le désir de faire parler ses personnages comme ils « se seraient exprimés eux-mêmes dans les circonstances où il les plaçait ; cette intention, qui tenait à son génie, le porte à employer souvent des tournures très conformes au caractère des personnages, mais contraires au bon usage et aux règles de la langue. »</quote> Quoi ! Molière a été incorrect à dessein ! Il a mis tout exprès des fautes <pb n="X" xml:id="pX"/> dans la bouche de ses personnages ! Cela est Vrai d’un petit nombre de rôles de paysans, écrits en patois, et du rôle de Martine où les <hi rend="i">vices d’oraison</hi> ne sont qu’un moyen de mettre en jeu le travers de trois femmes puristes et pédantes ; mais personne jusqu’ici n’avait imaginé que Molière, dans aucun de ses autres rôles, eût placé volontairement des fautes de langue, pour ajouter à la vérité de l’imitation et à l’effet comique des ridicules de situation ou de caractère. Alceste et Gorgibus, Célimène et Madame Jourdain, personnages entre qui l’éducation et le rang dans la société mettent la plus grande différence possible de sentiments, d’expressions et de manières, parlent, non pas le même langage, mais la même langue ; c’est-à-dire que le discours, élégant et noble chez les uns, commun et même populaire chez les autres, est pourtant assujetti aux lois de la même grammaire ; et, loin que Molière ait écrit avec moins de correction les rôles des personnages d’un esprit plus borné ou d’une condition plus basse, je ne craindrais pas d’affirmer que souvent il s’y trouve moins de termes impropres et de tours embarrassés, moins de fautes en un mot contre l’usage et la règle, que dans les rôles où sa diction prend l’essor le plus élevé<note place="bottom"><p>Dans tous les rôles de petits bourgeois tels que les Sganarelle, les Gorgibus, etc., on netrouverait peut-être rien d’aussi péniblement, d’aussi incorrectement écrit que ces deux vers du rôle d’Alceste :</p><quote><l>Et la plus glorieuse (<hi rend="i">estime</hi>) a des régals peu chers,</l><l>Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers.</l></quote><p>Ce qui n’empêche pas que dans cette même pièce duMisanthrope ainsi que dans le <hi rend="i">Tartuffe</hi>, il n’y ait beaucoup de passages où l’aisance et la pureté du style se joignent à la force et à l’élévation des pensées.</p></note>. Il <pb n="XI" xml:id="pXI"/> semblait que son génie se jouât avec une liberté plus heureuse dans la peinture de ces caractères plus rapprochés de la nature et de la vérité, et que sa plume elle-même, moins contrainte dans l’imitation de leur langage, y portât plus de cette facilité qui est un des caractères et peut-être une des causes de la pureté du style. Il est surprenant que cette vérité ait échappé à un critique pour qui les ouvrages de Molière ont été un objet d’étude et de travail.</p>
<p>Voltaire était d’un avis tout contraire à celui de M. Petitot, sur l’utilité d’un commentaire grammatical, appliqué aux comédies de Molière. On pourrait déjà le conclure de son travail sur Corneille ; mais il a laissé un témoignage plus formel encore de son opinion à cet égard. Il a commenté, sous le seul rapport de la diction, un certain nombre de vers de la comédie du <hi rend="i">Misanthrope</hi>.</p>
<p>En donnant cet échantillon d’un travail qu’il ne devait pas exécuter lui-même, Voltaire ne semblait-il pas inviter les gens de lettres à s’en <pb n="XII" xml:id="pXII"/> occuper, et mettre, pour ainsi dire, sur la voie celui qui se déciderait à l’entreprendre ? « <quote> Rien n’est plus propre, disait-il, à guider un étranger, et un tel travail ne sera pas inutile à nos compatriotes</quote><note place="bottom">Page 1057 et suivantes du tome VIII de l’édition en 12 volumes in-8º, ou page 360et suiv. du tome XLVIII de l’éd. de Kehl, 70 vol. in-8º.</note>. »</p>
<p>Les incorrections réelles de Molière, c’est-à-dire les fautes qu’il a commises, pouvant les éviter, ne sont pas aussi nombreuses qu’on se l’imagine communément. Ceci demande à être expliqué. Sur la foi de deux auteurs célèbres, La Bruyère et Fénelon, et surtout en prenant pour point de comparaison l’état actuel de la langue, on pense généralement que Molière l’a fort peu respectée, et l’on attribue à la négligence ou à la précipitation tout ce qu’on remarque de vicieux dans ses ouvrages. J’ai partagé longtemps ce préjugé ; mais une lecture attentive de tous les écrivains qui faisaient autorité à l’époque où Molière composait, m’a convaincu que, dans la plupart des cas où il paraît incorrect, il n’a fait qu’employer des expressions et des tours fort usités alors ; et qu’ainsi, en distinguant les temps, comme il est juste de le faire, on doit dire, non pas qu’il a violé souvent les règles du langage, mais que, depuis lui, le langage a éprouvé de <pb n="XIII" xml:id="pXIII"/> nombreux changement II faut se souvenir qu’il avait donné presque toutes ses comédies avant que Boileau et Racine eussent publié ces ouvrages si élégants et si purs qui ont fixé l’idiome poétique<note place="bottom"><hi rend="i">Andromaque</hi>est de 1667 ; et cette même année vit paraître la IX<hi rend="sup">e</hi>satire de Boileau, le premier de ses ouvrages où son talent se soit montré dans toute sa force. Alors, Molière avait fait jouer ses vingt premières comédies,<hi rend="i">le Misanthrope</hi>et<hi rend="i">le Tartuffe</hi>compris. Molière est né en 1620 ; Boileau, en 1636 ; et Racine, en 1639 : on conçoit que, d’une différence d’âge de seize ; on dix-neuf ans entre des écrivains, il devait en résulter une fortgrande dans leur manière d’écrire, à une époque où la langue se formait et marchait rapidement vers sa perfection.</note>. La langue de Molière n’était donc pas celle de Racine et de Boileau, mais celle des deux Corneille, de Scarron, de Rotrou, de Boisrobert, de d’Ouville, de Desmarets, etc. Des citations de ces divers auteurs, faites à propos des vers de Molière, où nous voyons aujourd’hui des fautes de diction, prouveront jusqu’à l’évidence ce que je viens d’avancer ; et ces rapprochements, en écartant ce qu’il pourrait y avoir d’aride et de pédantesque dans un commentaire grammatical, fait suivant un système de critique absolue, ne seront peut-être pas jugés inutiles pour l’histoire de notre langue<note place="bottom"><p>Voltaire, dans son Commentaire sur Corneille, ouvrage dont il est plus facile d’éviter les défauts que d’égaler le mérite et l’agrément, apeut-être eu tort de prononcer trop absolument qu’une telle expression, une telle tournure n’était pas française, au lieu de dire qu’elle l’était du temps de Corneille, et qu’elle avait cessé de l’être depuis. Ainsi, sur ces vers de<hi rend="i">Polyeucte</hi> :</p><quote><l>Quoi ! s’il aimoit ailleurs, serais-je dispensée</l><l>Àsuivre, à son exemple, une ardeur insensée ?</l></quote><p>Voltaire fait cette note : « <hi rend="i">Dispensée à</hi> n’est pas français ; Pauline veut dire, <hi rend="i">serais-je autorisée à.</hi> » Cependant, <hi rend="i">dispenser</hi>, dans le sens d’<hi rend="i">autoriser</hi>, était une expression fort usitée à l’époque où écrivait Corneille : Rotrou l’a souvent employée, notamment dans ce vers de sa comédie des <hi rend="i">Captifs</hi>, imitée de Plaute :</p><quote><l>Et la perte de l’un dispense au choix de l’autre.</l></quote><p>Enfin, Molière lui-même s’est servi du même mot dans le même sens :</p><quote><l>Et c’est aussi pourquoi ma bouche se dispense</l><l>Àvous ouvrir mon cœur avec plus d’assurance.</l><l><hi rend="i">Dépit amoureux.</hi></l></quote><p>Cet exemple, qnoteue je cite entre mille, prouve que Voltaire, pour commenter grammaticalement Corneille, n’avait pas pris la peine d’étudier la langue des auteurs contemporains, et qu’ainsi il lui arrive très-fréquemment de mettre sur le compte de l’écrivain, des fautes qu’il ne faudrait imputer qu’à l’époque, si toutefois on peut appeler du nom de fautes des locations qui étaient consacrées par un usage universel. L’abbé Galiani, dans le recueil de ses lettres à madame d’Épinay, qu’on vient de publier récemment, fait éclater à ce sujet la plus plaisante colère : Voltaire, disant, dansses notes sur Corneille, qu’un mot ou une phrase <hi rend="i">n’est pas en bon français</hi>, ne lui paraît pas moins absurde que s’il blâmait Cicéron et Virgile de n’avoir pas écrit en aussi bon italien que Boccace et l’Arioste, quoiqu’ils fussent Italiens eux-mêmes. « Tous les siècles, ajoute-t-il, ont leur langue vivante, et toutes sont également bonnes. » Il y a, dans ces saillies, un fond de vérité que l’exagération de la forme n’empêche pas de reconnaître.</p></note>.</p>
<p>On a beaucoup reproché à Voltaire la forme <pb n="XIV" xml:id="pXIV"/> un peu tranchante de ses remarques grammaticales. Il est vrai qu’il se borne le plus souvent à déclarer qu’une façon de parler est vicieuse, sans prendre soin de le prouver par quelques mots d’explication. Son grand talent et sa grande <pb n="XV" xml:id="pXV"/> renommée lui donnaient peut-être le droit de ne pas motiver ses décisions. Traitant, pour ainsi dire, d’égal à égal avec l’homme de génie dont il s’était fait le commentateur, il échappait facilement au reproche d’irrévérence ; et, accoutumé dès longtemps à donner des lois au monde littéraire, il trouvait les esprits trop soumis à son autorité, pour qu’il lui fût nécessaire de les convaincre par le raisonnement. Une position toute différente me prescrivait une marche toute contraire. Je n’ai pas cru qu’il me suffit de dire : Ceci est une faute ; il m’a semblé que j’étais dans l’obligation de le démontrer. J’ai pensé que je concilierais un plus grand respect pour Molière avec une plus grande utilité pour mes lecteurs, si, à chaque infraction de quelque règle importante, j’établissais cette règle, et faisais voir en quoi elle était violée. De cette manière, ce n’était pas moi qui devais prononcer contre Molière ; c’était la Grammaire elle-même,</p>
<quote>
<l>La Grammaire, qui sait régenter jusqu’aux rois,</l>
<l>Et les fait, la main haute, obéir à ses lois.</l>
<l>
<hi rend="i">Femmes savantes.</hi>
</l>
</quote>
<p>D’un autre côté, comme le plus sûr moyen d’inculquer toute espèce de vérité, est de la faire parfaitement concevoir, j’avais la certitude que mes critiques seraient d’autant plus profitables, qu’elles seraient plus raisonnées, et les fautes <pb n="XVI" xml:id="pXVI"/> rendues plus sensibles. C’est là que réside, en effet, toute l’utilité d’un semblable travail. À quoi servirait-il de remarquer que Molière a plus ou moins souvent enfreint les règles du langage, si par là on ne voulait empêcher le lecteur de les enfreindre à son tour ? et comment se garantirait-il des fautes qu’on lui fait apercevoir, si on ne lui faisait bien connaître en quoi elles consistent ? Ce n’était pas assez toutefois que de telles explications fussent utiles, il fallait encore qu’elles ne fussent point fastidieuses. Je les ai rédigées avec le plus grand soin ; j’ai désiré qu’elles pussent du moins procurer à l’esprit cette espèce de satisfaction qui naît d’une grande précision unie à une grande clarté, dans l’exposition des matières didactiques. Je ferai observer, au surplus, que les notes grammaticales, nombreuses dans l’examen des huit premières pièces de Molière, le sont beaucoup moins dans le reste du travail, et cette différence a deux causes : le style de Molière gagne en correction à mesure que le nombre de ses comédies s’accroît ; ensuite, lorsque des fautes déjà relevées viennent à se reproduire, je me contente le plus souvent de renvoyer le lecteur à mes précédentes remarques.</p>
<p>Indépendamment du Commentaire, dont je viens de donner une idée, chaque pièce est suivie d’une <hi rend="i">Notice historique et littéraire</hi> dont l’objet <pb n="XVII" xml:id="pXVII"/> est d’offrir un jugement sommaire de la pièce ; de rappeler les ouvrages dont elle a été l’imitation ou le type, ainsi que les critiques qu’elle a essuyées ; de rapporter les diverses particularités relatives à sa composition et à sa représentation ; enfin, de rassembler, en faits et en réflexions, tout ce qui n’a pas dû trouver place dans les notes courantes. J’ai voulu que l’ensemble de ces Notices où, d’une comédie à l’autre, les progrès de Molière dans son art sont attentivement observés, non seulement fût l’histoire de ses ouvrages, mais même pût être considéré, en quelque sorte, comme l’histoire de son génie.</p>
<p>Tout l’ouvrage est précédé d’un Discours préliminaire et d’une Vie de Molière.</p>
<p>Dans le Discours préliminaire, m’élevant à des considérations plus générales que dans les notes et les Notices, sur l’art de la comédie, j’en retrace rapidement les progrès, depuis son origine jusqu’à Molière ; j’expose comparativement l’état où il a trouvé le théâtre, et l’état où il l’a laissé ; enfin, j’examine l’influence réciproque de la société sur son génie, et de ses ouvrages sur les mœurs. Ce Discours, si l’exécution répond à mon dessein, doit réunir, comme en un foyer, toutes les vues éparses dans les différentes parties du Commentaire.</p>
<p><pb n="XVIII" xml:id="pXVIII"/> La Vie de Molière a été écrite plusieurs fois. Grimarest, un de ses premiers biographes, ayant donné une étendue démesurée à son ouvrage, et l’ayant rempli d’une foule d’anecdotes apocryphes ou de contes populaires, Voltaire, dont ces défauts ont justement révolté le jugement, s’est peut-être jeté à son tour dans l’excès du doute et de la brièveté. J’ai essayé de tenir un juste milieu : je n’admets pas tous les faits qu’entasse Grimarest avec une si pesante diffusion, sans s’embarrasser qu’ils soient contraires à la raison et à la vérité ; je ne rejette pas non plus tous ceux que Voltaire exclut de son rapide et ingénieux récit, uniquement parce qu’ils ne s’accordent pas avec l’exacte vraisemblance.</p>
<p>Un point sur lequel je m’exprimerai avec une entière assurance, parce qu’il est un pur objet de patience et d’exactitude, c’est la correction du texte. Je puis affirmer que dans toutes les éditions, sans en excepter les plus belles et les plus estimées, ce texte est scandaleusement défiguré ; et, pour prouver cette assertion, je n’ai besoin que de l’expliquer, c’est-à-dire de rapporter les faits sur lesquels elle repose. Molière ne s’est jamais occupé de donner une édition de ses œuvres. Celles de ses comédies qui avaient obtenu du succès, étaient imprimées séparément et à mesure, probablement d’après son manuscrit et sous <pb n="XIX" xml:id="pXIX"/> ses yeux ; et ces éditions de pièces détachées se répétaient autant de fois que le besoin s’en faisait sentir. Ce n’est qu’en 1673, année de la mort de Molière, que ses œuvres furent réunies, en partie du moins ; et ce recueil fut entièrement conforme au texte des éditions séparées et originales<note place="bottom">Cette première édition des œuvres de Molière réunies, que je n’ai trouvée qu’à la Bibliothèque du Roi, est en sept volumes, petit in-12. Les deux premiers volumes seulement ont une pagination suivie ; les autres sont formés des pièces détachées dont les éditions n’étaient pas encore épuisées.</note>. Cependant, en 1682, c’est-à-dire neuf ans après la mort de ce grand homme, deux de ses amis, dont un avait été son camarade, Vinot et Lagrange, entreprirent de donner une édition complète de ses comédies. Us annoncèrent qu’elle était purgée de toutes les fautes que la négligence des imprimeurs avait laissé s’introduire dans les éditions précédentes ; mais ils ne dirent pas qu’elle eût été faite sur des manuscrits de Molière ou sur des exemplaires corrigés de sa main, circonstance qu’ils n’auraient pas omis de rapporter, s’ils en avaient eu le droit. C’est donc à eux, à eux seuls qu’il faut attribuer les différences plus ou moins nombreuses, plus ou moins considérables qu’offre leur édition, comparée aux éditions originales. N’ayant point, pour le texte de Molière, ce respect que cent-cinquante ans de culte rendu à <pb n="XX" xml:id="pXX"/> son génie ont imprimé dans nos esprits, ils firent tous les changements que leur suggéra leur caprice, ou que la volonté des comédiens avait introduits dans la représentation. Ces changements, considérés en eux-mêmes, peuvent être divisés en trois classes : quelques-uns sont heureux ; d’autres sont indifférents ; d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, sont vicieux, c’est-à-dire gâtent le texte en l’altérant. Tous sont également blâmables, puisque tous ont été faits par des éditeurs sans, mission, sans autorité littéraire, qui ont substitué aux expressions et aux vers de Molière, des expressions de leur choix et des vers de leur façon. Je me contenterai de rapporter un seul exemple de ces étranges libertés, et je le prendrai dans la première comédie de Molière, <hi rend="i">l’Étourdi</hi>. Suivant l’édition originale, publiée en 1663, Mascarille dit à Lélie qui vient, pour la sixième fois, de déconcerter, par son étourderie, un stratagème imaginé pour le servir :</p>
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<l>Je crois que vous seriez un maître d’arme expert :</l>
<l>Vous savez à merveille, en toutes aventures,</l>
<l>Prendre les contre-temps et rompre les mesures.</l>
</quote>
<p>L’édition de 1682, dont le texte a été suivi dans toutes les éditions suivantes, porte :</p>
<quote>
<l>Ah ! voilà tout le mal ; c’est cela qui nous perd.</l>
<l>Ma foi, mon cher patron, je vous le dis encore,</l>
<l>Vous ne serez jamais qu’une pauvre pécore.</l>
</quote>
<p><pb n="XXI" xml:id="pXXI"/> Chacun sent combien ces derniers vers sont plats et grossiers, en comparaison des autres qui, sans être d’un goût de plaisanterie bien fin, sont du moins d’un ton de gaieté franc et original, ont l’avantage de rappeler un des titres de la pièce (<hi rend="i">les Contre-temps</hi>), et, datant d’une époque où les duels étaient très fréquents, retracent, par l’emploi de plusieurs termes empruntés à l’escrime, une de ces habitudes de la société, qui passent dans celles du langage<note place="bottom"><p>Ces termes d’escrime étaient si familiers alors, que Corneille n’a pas craint de les mettre dans la bouche d’une femme parlant à une femme. Dans<hi rend="i">le Menteur</hi>, Clarice dit à Isabelle :</p><quote><l>Tu vas sortir de garde et perdre tes mesures.</l></quote></note>. Personne ne croira, sans doute, que Molière soit l’auteur d’un changement si ridicule : il est déjà difficile de concevoir qu’il se soit trouvé quelqu’un d’assez peu de jugement et de goût pour le faire. Je le répète, l’édition posthume de 1682 a été suivie constamment jusqu’à nos jours, même par l’éditeur de 1734, qui prétend l’avoir corrigée en beaucoup d’endroits, et qui n’a fait souvent qu’y ajouter de nouvelles altérations<note place="bottom">Cet éditeur de 1734 dit, dans son avertissement, qu’afin de rectifier le texte de 1682, il a consulté les éditions originales, et il ajoute que, pour sa justification, il a déposé à la Bibliothèque du Roi sept volumes in-12, contenant les vingt-trois comédies qui ont été imprimées du vivant de l’auteur (ces sept volumes sont ceux-là mêmes dont j’ai parlé plus haut). Qui ne croirait, d’après de pareilles assurances, que le texte de 1734 est le véritable ? Il n’en est cependant rien. Ce que l’éditeur dit avoir fait, il me l’a laissé à faire ; et ce sont précisément les éditions originales qu’il prétend avoir consultées, ce sont les exemplaires mêmes qu’il a eus entre les mains, qui m’ont fourni, avec la preuve que son texte était inexact, ainsi que celui des éditions qui ont précédé etsuivi la sienne, les moyens d’en donner un qui est incontestablement celui de Molière.</note>. Aucune édition des <pb n="XXII" xml:id="pXXII"/> œuvres de Molière n’en donne donc le véritable texte. Ce texte se trouve seulement dans les éditions partielles, publiées du vivant de Molière et jusqu’à l’année de sa mort inclusivement ; éditions qui sont parfaitement conformes entre elles, et qui ont une authenticité égale à celle du manuscrit même de l’auteur. J’ai suivi ces éditions originales avec une exactitude scrupuleuse. J’ai cependant eu, pour l’édition de 1682 et même pour celle de 1734, une condescendance que je me suis presque reprochée, en plaçant, au bas du texte, les moindres variantes qu’elles pouvaient présenter<note place="bottom">Ces variantes, dans la seule pièce de<hi rend="i">l’Étourdi</hi>, sont au nombre de soixante-dix.</note>.</p>
<p>Des confrères qui m’honorent de leur amitié<note place="bottom">MM. Andrieux et Picard, de l’Académie française.</note> maîtres dans un art que je n’ai point cultivé, mais que j’aime et sur lequel au moins j’ai <pb n="XXIII" xml:id="pXXIII"/> réfléchi, ont bien voulu m’éclairer des lumières de leur expérience. Je leur dois le fond d’un grand nombre de mes notes sur l’économie et la marche des comédies de Molière ; et celles-là seront sans doute jugées les meilleures. J’ai eu aussi les plus grandes obligations à la profonde instruction littéraire et à l’infatigable complaisance de mon autre confrère à l’Académie, M. le comte François de Neufchâteau. Enfin, j’ai mis à contribution le zèle et les connaissances de beaucoup de personnes qu’il serait trop long de désigner<note place="bottom">Je ne puis cependant passer sons silence M. Lemazurier, secrétaire du comité d’administration de la Comédie-Française, et auteur de la<hi rend="i">Galerie historiquedes acteurs du Théâtre Français</hi>, ouvrage rempli de recherches aussi curieuses qu’exactes. Je mets au nombre des plus précieux renseignements qui m’aient été fournis, un extrait du registre de la troupe de Molière, tenu par Lagrange. Ce registre, qui indique, jour par jour, le titre des ouvrages joués et le montant des recettes, m’a fait connaître au juste quel jour les pièces de Molière ont été représentées pour la première fois, quel nombre de représentations elles ont eu, enfin combien elles ont valu d’argent tant à la comédie qu’à l’auteur. Ces petits faits, qui servent en partie à constater le succès des ouvrages, ont été ignorés des historiens duthéâtre, ou rapportés diversement par eux.</note> ne m’en rapportant jamais à moi-même de ce que d’autres pouvaient savoir mieux que moi, et consultant chacun sur ce qui appartenait au genre de ses études. Je saisis l’occasion de solliciter ici, pour la continuation de mon entreprise, les avis, les secours de tous ceux qui daigneront y prendre <pb n="XXIV" xml:id="pXXIV"/> intérêt : je recevrai avec reconnaissance, je mettrai à profit, avec empressement, tout ce qui pourra m’être indiqué d’utile ou de curieux. Je ne ferai point valoir les peines que j’ai prises ; l’exactitude laborieuse que j’ai portée dans mes nombreuses recherches : je ne faisais que remplir un devoir, et ce devoir était un vif plaisir pour moi. Je serai amplement récompensé, mes prétentions à la faveur publique seront pleinement satisfaites, si l’on accorde que j’ai réussi dans un genre de travail qu’un préjugé ridicule s’efforce de ravaler encore aujourd’hui, quoiqu’un des meilleurs disciples de Voltaire, La Harpe, et Voltaire lui-même, n’aient pas trouvé au-dessous d’eux d’y consacrer une partie de leur talent<note place="bottom">Voltaire n’avait pas jugé indigne de lui le rôle même d’éditeur de Molière. C’est en cette qualité, et pour cette même édition de 1734 dont j’ai parlé, qu’il composa la<hi rend="i">Vie de Molière</hi>, et les jugements sur sespièces, qui font partie des<hi rend="i">Mélanges littéraires</hi>, tome VIII, dans l’édition en 12 volumes in-8º. M. Rouillé, alors chargé du département de la librairie, donna la préférence au travail d’un nommé La Serre, dont le nom n’était pas de bien bon augure, et dont le talent ne démentait guère ce pronostic peu favorable.</note>.</p>
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<head>Discours préliminaire</head>
<p><pb n="XXV" xml:id="pXXV"/> Par son principe et par son moyen, la comédie tient à l’essence, même de l’homme, qui est né malin et imitateur. Le premier qui, frappé des vices ou des ridicules d’autrui, imagina de les retracer, non par le simple récit, mais par l’action et le discours direct, fit la première des comédies. Il y a loin de là sans doute au <hi rend="i">Misanthrope</hi> ou à <hi rend="i">Tartuffe</hi> mais, quand un art se fonde sur les passions et les facultés naturelles de l’homme, son développement et sa perfection sont des faits nécessaires qui n’ont besoin que des siècles pour s’accomplir. Voilà peut-être tout ce qu’on peut dire sur l’origine philosophique de la comédie.</p>
<p>Quant à son origine historique, nos connaissances ne nous permettent pas de l’apercevoir avant l’époque où Thespis promenait dans les bourgs de l’Attique un chariot chargé de vendangeurs barbouillés de lie, qui chantaient des hymnes à Bacchus et adressaient des injures aux passants. Ce chariot fut, dit-on, le berceau commun de l’art de Racine et de celui de Molière ; mais la comédie naquit la dernière.</p>
<p>En tout, l’homme, avant de s’élever aux espèces et aux genres, a dû ne connaître que des individus. La <pb n="XXVI" xml:id="pXXVI"/> première peinture fut sans doute un portrait : la première comédie fut une satire personnelle.</p>
<p>La comédie, même en ces grossiers commencements, reçut sa direction de la forme du gouvernement et des mœurs de la nation ; et depuis on la vit toujours en suivre exactement les révolutions. Née dans une république turbulente et toute populaire, comme l’était alors Athènes, elle dut d’abord s’attaquer à ce qu’il y avait de plus élevé ; elle se mit donc à insulter les magistrats, les généraux, les orateurs, les philosophes, tous ceux enfin qui attiraient les regards et excitaient l’envie par la supériorité du rang ou du mérite. Les acteurs portaient le nom, l’habit, le visage même des personnages qu’ils représentaient.</p>
<p>L’oligarchie ayant succédé à la démocratie pure, on défendit les noms propres, les vêtements pareils et les masques ressemblants. Vaine précaution : on continuait de jouer les individus ; et la malignité y trouvait un plaisir de plus, celui de reconnaître et de nommer elle-même les gens dont on ne lui montrait pas les visages et dont on lui taisait les noms.</p>
<p>Enfin, lorsque la bataille de Chéronée eut asservi la Grèce à la domination macédonienne, parut un nouvel édit qui, bannissant du théâtre toute imitation des faits réels et des personnes existantes, restreignit la comédie à l’imitation générale des mœurs. Ce fut alors la comédie telle que nous l’avons, telle qu’elle convient à un peuple vraiment policé, telle qu’elle convient au génie même ; car les bornes que lui prescrivent les bienséances ne lui sont pas moins utiles <pb n="XXVII" xml:id="pXXVII"/> que celles où les règles le contiennent ; et il n’excelle tant à exprimer les choses qu’il peut dire, que parce qu’il ne lui est pas permis de dire tout ce qu’il veut. Ainsi, cette fois, la susceptibilité et l’intérêt propre des magistrats tournèrent à l’avantage de l’art, qu’ils poussèrent vers sa perfection, ne croyant que réprimer sa licence. Les mêmes causes n’ont pas toujours produit les mêmes effets.</p>
<p>Les historiens de la littérature désignent ces trois périodes, ces trois âges de la comédie grecque, par les noms de <hi rend="i">comédie ancienne</hi>, de <hi rend="i">comédie moyenne</hi> et de <hi rend="i">comédie nouvelle.</hi> Il ne nous reste de la première qu’Aristophane ; nous ne possédons rien de la seconde ; quelques fragments de Ménandre et de Philémon sont tout ce qui nous a été conservé de la troisième<note place="bottom">M. Raoul-Rochette, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, a publié, en 1825, une traduction de ces Fragments de Ménandre et de Philémon ; traduction élégante et fidèle, que précède une Préface fort ingénieuse.</note>.</p>
<p>Aristophane et Ménandre ont été souvent mis en regard et comparés.</p>
<p>Aristophane renferme, pour nous, toute la comédie ancienne qu’on peut qualifier, quant au fond, de satire personnelle et politique, mise en action. Pour la forme, c’est l’allégorie extravagante, la caricature monstrueuse, la parodie burlesque, la bouffonnerie cynique, l’insulte aux hommes et aux dieux, l’absence de toute raison, de toute règle dans la conduite du drame ; et tout cela mêlé des saillies de l’esprit le plus fin, des traits de la gaieté la plus franche, et des grâces <pb n="XXVIII" xml:id="pXXVIII"/> du langage le plus exquis. Aristophane a eu ses admirateurs et ses détracteurs outrés. Ceux-ci, jugeant, d’après les idées de leur siècle, un Athénien de la quatre-vingt-cinquième olympiade, qu’ils entendaient quelquefois trop, et que plus souvent ils n’entendaient pas assez, l’ont méprisé comme un vil bouffon, pour qui ni la vertu, ni le génie n’étaient sacrés, et à qui de temps en temps il échappait quelque heureuse plaisanterie. Ceux-là, fiers de le comprendre mieux et de le goûter davantage, croyant peut-être pénétrer plus avant encore qu’ils ne font dans le secret de ses allusions et de ses équivoques, et trop disposés à l’admiration ou à l’indulgence pour ce qu’ils ont pris tant de peine à étudier, l’ont vanté comme un génie supérieur, un excellent citoyen, un sage même qui se travestissait en insensé pour corriger sa nation, en ayant l’air seulement de l’amuser. Ils n’ont eu raison qu’à moitié les uns et les autres. On ne peut, ce semble, dire d’Aristophane ni trop de bien, ni trop de mal ; mais en dire seulement du mal ou du bien, c’est tomber dans une erreur égale, quoique contraire. On a maintes fois comparé Aristophane et Rabelais. Nulle comparaison n’est plus exacte en tous ses points ; et le jugement que La Bruyère a porté du dernier, s’applique merveilleusement à l’autre. « Où il est mauvais, il passe bien au-delà du pire ; c’est le charme de la canaille : où il est bon, il va jusqu’à l’exquis et à l’excellent ; il peut être le mets des plus délicats. »</p>
<p>Ménandre représente aussi à lui seul la comédie nouvelle. Mais ses ouvrages ont disparu : il ne reste <pb n="XXIX" xml:id="pXXIX"/> que son nom, de courts fragments où le moraliste et l’écrivain se montrent plus que le poète comique, les comédies de Térence, d’après lesquelles, selon le jugement de César, nous ne pouvons nous faire qu’à demi une idée de son génie, et les éloges que lui ont décernés ceux des anciens qui ont joui de ses productions. Ces éloges sont unanimes, absolus, sans mélange d’aucune critique. Nous ne pouvons ni les infirmer ni les restreindre : nous devons croire qu’ils sont entièrement mérités, et déplorer d’autant plus amèrement la perte des chefs-d’œuvre qui les ont inspirés.</p>
<p>J’ai dit, en abrégé, tout ce que nous savons de la comédie chez les Grecs ; j’emploierai moins de paroles encore à dire ce qu’elle fut chez les Romains. À proprement parler, il n’existe pas de comédie latine : aussi le peu que j’en dirai regardera plutôt la comédie grecque, dont elle n’est qu’un écho, et dont elle remplace pour nous les monuments perdus. La comédie, comme tous les autres arts, fut empruntée à la Grèce par les maîtres du monde. Ce peuple si grave et son patriciat si fier ne se seraient point accommodés des insolentes bouffonneries de l’ancienne et même de la moyenne comédie grecque. Nævius en acquit la preuve à ses dépens. Plaute et Térence furent des imitateurs, des traducteurs de quelques comiques grecs de la troisième époque. Les ouvrages de ces deux poètes sont parvenus jusqu’à nous : des autres, nous avons seulement les noms et quelques vers mutilés, cités par des grammairiens qui, n’y cherchant que des mots, s’embarrassaient peu que le sens fût complet.</p>
<p><pb n="XXX" xml:id="pXXX"/> Chez les Grecs et chez les Romains, la communauté de religion et la ressemblance des institutions politiques établissaient des rapports assez nombreux ; et, chez les deux peuples, l’état de la société était à peu près le même. Ce n’est pas uniquement pour cette raison sans doute que Plaute et Térence empruntèrent tous leurs sujets aux poètes de l’Attique ou de la Sicile ; mais, du moins, leurs imitations n’avaient pas l’inconvénient d’offrir un spectacle entièrement étranger à ceux pour qui elles étaient destinées, et on ne peut nier que, sous des costumes grecs, elles ne présentassent des mœurs presque toutes romaines.</p>
<p>Chez les Grecs et chez les Romains, les femmes honnêtes viraient retirées dans l’intérieur de leurs maisons, et les courtisanes seules avaient le privilège de fréquenter avec les hommes. Chez les Grecs et chez les Romains, le droit des gens consacrant l’affreux usage de réduire les prisonniers en servitude et de les vendre comme un vil bétail, la loi civile autorisait l’esclavage domestique ; et il y avait, dans chaque maison opulente, des esclaves, gouverneurs, précepteurs, et surtout corrupteurs de leurs jeunes maîtres, alternativement menacés du fouet ou de la mort même par les pères et par les fils, et ne pouvant presque jamais s’y soustraire qu’à force de les mériter Enfin, il y avait à Rome, de même qu’à Athènes, des fanfarons qui, revenant ou feignant de revenir des guerres lointaines, parlaient des milliers d’hommes qu’ils avaient tués ou mis en fuite, et recevaient des coups de bâton de quiconque leur en voulait donner ; il y avait aussi des <pb n="XXXI" xml:id="pXXXI"/> parasites de profession qui achetaient, au prix de viles flatteries et de complaisances plus viles encore, le droit de se remplir le ventre à la table des riches. Voilà pour les personnes et les mœurs.</p>
<p>Quant aux événements ordinaires de la vie, ils ne se ressemblaient pas moins à Rome et dans la Grèce. De la barbare coutume d’exposer les enfants, de la vente et de la dispersion des captifs, enfin de la piraterie qui infestait toutes les mers et désolait toutes les côtes, il résultait que beaucoup de pères étaient enlevés à leurs enfants, et beaucoup d’enfants à leurs pères. Souvent, après une longue séparation, d’autres hasards les rapprochaient inopinément. Les changements survenus et les divers liens formés pendant l’absence causaient, dans ces familles ainsi réunies, des surprises qui n’étaient pas toutes agréables, des embarras dont il était quelquefois difficile de sortir. Ces catastrophes domestiques fournissaient habituellement aux comiques grecs leurs nœuds, leurs péripéties et leurs dénouements.</p>
<p>Malheureusement, un état de société d’où les femmes honnêtes étaient exclues, n’admettait guère la peinture d’un amour délicat et respectueux : le seul qui pût se montrer dans le monde, et conséquemment sur le théâtre, eût mieux mérité le nom de débauche. Presque toujours des courtisanes en étaient l’objet ; presque toujours il était poussé jusqu’aux dernières conséquences ; et le dénouement n’était jamais plus décent que lorsque la prostituée se trouvait être une fille de condition libre, digne de devenir l’épouse du fils de famille dont elle était la maîtresse. Tel était le <pb n="XXXII" xml:id="pXXXII"/> principal ou plutôt l’unique fondement de l’intérêt dans les comédies grecques.</p>
<p>Le choix des personnages était encore plus borné. Les acteurs obligés de ces intrigues de places publiques et de mauvais lieux étaient, outre la courtisane et son amant, le père du jeune homme, courroucé de ses déportements, et quelquefois en prenant sa part pour se dépiquer ; le père ou la nourrice de la jeune fille, arrivant tout exprès pour la reconnaître ; et un esclave imaginant mille stratagèmes pour tirer de son vieux maître l’argent nécessaire au fils de la maison. À côté d’eux figurent, à volonté et comme personnages accessoires, un marchand d’esclaves ou la maîtresse d’un lieu de prostitution, exerçant à découvert leur noble trafic ; le parasite, toujours bouffonnant et toujours affamé ; enfin, le soldat fanfaron, toujours glorieux et toujours battu.</p>
<p>Quant au genre de comique, c’est-à-dire au ton de plaisanterie, libre ou décent, grossier ou délicat, outré ou naturel, il différait sans doute suivant le génie différent des poètes. Il est présumable que Démophile, Épicharme, Diphile et Philémon, imités de préférence par Plaute, avaient, dans leur style, plus d’analogie avec la verve de gaieté bouffonne qui lui est propre ; et qu’au contraire, Apollodore et Ménandre, pris pour modèles par Térence, se rapprochaient davantage de l’enjouement gracieux et un peu timide qui lui est particulier.</p>
<p>Un parallèle un peu plus étendu de Plaute et de Térence doit trouver ici sa place.</p>
<p><pb n="XXXIII" xml:id="pXXXIII"/> Térence vint au monde huit ans avant la mort de Plaute, et trente-cinq ans après sa naissance. C’est un court espace, sans doute ; mais il est immense, si l’on considère qu’à cette époque la langue et la littérature des Romains marchaient de la barbarie à l’élégance avec cette rapidité qui est commune à la jeunesse de toutes les institutions. Térence fut esclave. Quelques-uns ont prétendu que Plaute l’avait été aussi ; mais le plus grand nombre veut que, né de condition libre, et livré au commerce, il ait d’abord acquis, puis perdu une assez grande fortune, et qu’il ait été réduit pour vivre à tourner la meule aux gages d’un meunier. Les opérations du négoce et les durs travaux de l’indigence sont peu favorables à l’observation comique : aussi Plaute paraît-il avoir négligé l’étude de l’homme et de la société, et avoir appliqué presque uniquement son génie naturel à l’imitation des comiques grecs. Ses maximes sont vulgaires ; il a peu, disons mieux, il n’a pas de ces traits pénétrants qui vont comme au fond du cœur humain pour y chercher, pour en faire sortir le secret caché dans ses replis. Quant à Térence, réduit d’abord à l’état de servitude, mais instruit par les soins et bientôt affranchi par les bontés d’un maître opulent qu’avaient charmé les qualités de son âme et de son esprit, il s’éleva promptement par son génie au niveau des premiers citoyens de Rome : c’est un fait assez connu que l’amitié dont Furius, Lælius et Scipion l’honorèrent. Fréquentant de tels personnages, et placé au milieu d’une civilisation déjà raffinée, il n’est pas étonnant qu’il ait mieux étudié, mieux saisi, mieux <pb n="XXXIV" xml:id="pXXXIV"/> exprimé que son devancier le jeu des passions et des caractères. Plaute a cette gaieté de tempérament qui est excellente pour s’étourdir sur les misères de la vie. Térence a cette plaisanterie de réflexion que fait naître dans l’âme d’un sage le spectacle des folies humaines. Plaute prodigue des bouffonneries, des quolibets dignes de la populace de Rome. Térence répand, d’une main trop avare peut-être, des railleries fines et délicates, propres à charmer le sage Lælius et l’hôte glorieux de Linterne. Cicéron, grand philosophe, grand orateur, grand citoyen, mais assez méchant diseur de bons mots, admire beaucoup ceux de Plaute. Horace, un des plus fins railleurs de l’antiquité, n’en fait aucun cas ; mais, en revanche, s’il ne loue pas la gaieté de Térence, il vante infiniment la vérité frappante de ses caractères et le naturel exquis de son langage. Enfin, Plaute, mort à l’âge de quarante-quatre ans, laissa vingt-une comédies, fruits nombreux d’une verve rapide et peu châtiée ; Térence, mort moins âgé que lui de quatre ans seulement, ne laissa que six comédies, productions laborieuses d’un talent pur et soigné.</p>
<p>La comédie grecque périt avec l’indépendance nationale. Asservie successivement par les héritiers d’Alexandre et par les Romains, la Grèce eut des sophistes, des rhéteurs, des grammairiens, des romanciers, des poètes ; mais Ménandre et ses contemporains n’eurent plus aucun successeur, soit que le champ de la comédie, si borné dans une société telle que nous l’avons décrite, eût été épuisé par les abondantes <pb n="XXXV" xml:id="pXXXV"/> moissons qu’ils en avaient tirées, soit que, dans ces temps d’abjection profonde, les vices des particuliers même fussent comme des puissances contre lesquelles on n’osât pas s’élever.</p>
<p>De même, la comédie exotique, importée dans Rome, y finit avec la république. L’indécente pantomime et les horribles jeux du cirque convenaient mieux à ce peuple naturellement féroce, corrompu par un luxe excessif, et abruti par la tyrannie sanglante de ses empereurs au point d’avoir perdu tout sentiment des plaisirs délicats de l’esprit, et de n’être plus susceptible que des grossières émotions des sens.</p>
<p>Durant cette période où le colosse romain se débattait dans les convulsions d’une lente agonie, et se divisait lui-même en deux parts, comme pour offrir une proie plus facile aux barbares qui venaient s’en disputer les lambeaux, la comédie disparut avec tous les autres arts.</p>
<p>La nouvelle Italie, héritière privilégiée des trésors littéraires de l’ancienne Rome, fit la première revivre les jeux du théâtre. Elle commença par imiter servilement les imitations latines de Plaute et de Térence ; et, plus tard, sans cesser de les prendre pour modèles, elle introduisit sur la scène quelques peintures de ses propres mœurs, qui étaient remarquables surtout par la licence des actions et des paroles. Mais la multitude, participant au goût des anciens habitants du sol, préféra les dialectes populaires, les costumes bizarres, la gaieté bouffonne et la vive gesticulation des mimes antiques, dont l’art ne s’était jamais perdu, <pb n="XXXVI" xml:id="pXXXVI"/> et avait été cultivé sans interruption depuis la fondation de l’empire jusqu’à sa destruction. Presque de nos jours, un homme d’un génie heureux qu’avait inspiré la lecture de Molière, Goldoni, voulut faire présent à son pays de la comédie véritable, de la comédie de caractère et de mœurs, image de la vie commune et contemporaine. Sa tentative réussit, mais ne fut point imitée. La musique, s’emparant de toutes les scènes régulières, finit par en bannir l’intérêt, la raison et la gaieté, ou du moins n’en laissa subsister que le peu dont s’accommodent ses caprices tyranniques.</p>
<p>L’Espagne, contrée fière et indépendante, qui ne se laisse pas plus subjuguer par les arts que par les armes des autres nations, ne reçut son théâtre ni des anciens, ni des modernes. Il fut, pour ainsi dire, un fruit du sol, et il n’a pas plus varié que les autres institutions. Il est tel qu’il convient à un peuple exalté, chez qui la religion, l’amour et la valeur sont trois passions qu’il pousse presque à l’extrême ; mais qui, grave et moral dans les habitudes ordinaires de la vie, porte, dans ses amusements, un besoin d’émotions fortes et variées, qu’il permet qu’on satisfasse aux dépens de la raison, du goût, de la décence même. De là, nulle distinction des genres qui constituent ailleurs deux scènes séparées, la violation ou plutôt l’ignorance des unités les plus indispensables, une étonnante complication d’événements dus au hasard ou pris hors de l’ordre accoutumé des choses humaines, et le mélange le plus confus de toutes les conditions, de tous les sentiments et de tous les langages. Cette comédie (car <pb n="XXXVII" xml:id="pXXXVII"/> tel est le nom générique donné à une si singulière espèce de drame) n’est pas sans doute une peinture de la société espagnole ; mais elle est du moins un genre de plaisir approprié à son génie et à son goût. Lopez de Véga et Caldéron sont les deux princes de ce théâtre tout national, qui doit sa naissance à l’amour des Espagnols pour le merveilleux et le romanesque, et sa durée à l’immuable constance de leurs mœurs, de leurs opinions et de leurs sentiments.</p>
<p>Chez les Anglais, l’art dramatique, à son origine, offrit la même confusion de genres, de personnages et de styles que chez les Espagnols. Les tragédies et les drames historiques de Shakespeare admettent le mélange du comique et même du bouffon. Quant à ses comédies proprement dites, ce ne sont point des tableaux de la vie ordinaire et de la nature réelle ; ce sont les jeux, les caprices d’une imagination qui aime à s’égarer dans un monde idéal, et à le peupler d’êtres fantastiques. Sous Charles II, prince imbu usages, des opinions et des goûts de la France, les deux genres furent séparés, et la comédie de mœurs se montra sur la scène anglaise. Mais, dans ce pays où la forme du gouvernement permet à l’homme le libre développement de toutes ses facultés, et où l’esprit de la société n’impose pas à tous les individus le joug d’une uniformité de convention, les singularités personnelles, les caractères originaux abondent. La comédie se plut à les peindre. C’est là ce qui donne une physionomie particulière et piquante aux productions de Congreve et de Wicherley. Malheureusement, l’art et la morale ont <pb n="XXXVIII" xml:id="pXXXVIII"/> à leur reprocher l’inobservation fréquente de l’unité de lieu, la duplicité ou même la triplicité d’intrigue, le nombre trop considérable des personnages, et l’indécence des situations aussi-bien que des paroles.</p>
<p>Chez toutes les nations de l’Europe moderne, avant que le théâtre reçût une forme régulière, ou du moins prît une assiette solide, l’art dramatique avait eu des commencements grossiers, dont l’origine fut toute religieuse, ainsi que dans l’ancienne Grèce. Au temps des premières croisades, des pèlerins, revenus de la terre sainte, allaient en tous lieux représentant les faits de la Bible ou de la Légende. En France, ils formèrent une société appelée <hi rend="i">Confrérie de la Passion de Notre Seigneur</hi>, et obtinrent du roi Charles VI des lettres qui confirmaient leur établissement. Ce fut la première troupe de comédiens autorisée par le pouvoir royal, et le Théâtre-Français d’aujourd’hui remonte en ligne directe jusqu’aux confrères de la Passion. Leurs pièces appelées <hi rend="i">mystères</hi>, avaient principalement pour sujets la passion de Jésus-Christ et les martyres des saints : c’était la tragédie du temps. Vinrent ensuite les <hi rend="i">moralités</hi>, pièces ordinairement allégoriques, qui avaient pour but de combattre le vice et d’exciter à la vertu ; ce fut le drame de l’époque. Enfin, sous les noms de <hi rend="i">farces</hi> ou de <hi rend="i">soties</hi>, la comédie prit naissance. Elle fut d’abord chez nous ce qu’elle commença d’être chez les Grecs, licencieuse et téméraire en ses propos, excitée quelquefois par le pouvoir lui-même contre des abus qu’il n’osait châtier autrement, et bientôt réprimée <pb n="XXXIX" xml:id="pXXXIX"/> par lui, dès qu’à son tenir il se voyait en butte aux traits de la satire.</p>
<p>Au milieu de ces essais informes, où quelques saillies de malice naïve ne rachetaient pas suffisamment la pauvreté des idées et la barbarie du langage, brille un ouvrage qui a traversé les siècles, qui a donné des expressions et des proverbes à notre langue, et qui, rajeuni par des mains habiles, excite encore au théâtre le rire des derniers partisans de la gaieté française. Je veux parler de la farce de <hi rend="i">Patelin</hi>.</p>
<p>Chez une nation telle que la nôtre, après qu’une production telle que cette farce eut paru, il semblerait que le sort de la comédie dût être désormais assuré, et qu’elle n’eût plus qu’à marcher d’un pas non interrompu dans la route si heureusement ouverte. Mais il n’en fut pas ainsi. La farce de <hi rend="i">Patelin</hi> resta comme une sorte de phénomène isolé, sans liaison avec le passé, et sans influence sur l’avenir.</p>
<p>Un siècle après, à l’époque où la littérature des anciens sortait des ruines de la barbarie, les mêmes esprits qui évoquaient la tragédie grecque, entreprirent de faire revivre la comédie latine. Imitant Plaute et les Italiens, ses copistes, ils égalèrent leur licence plus que leur génie ; mais du moins, dans des intrigues empruntées à l’antiquité, ils introduisirent les personnages et les mœurs de leur temps ; et par là ils posèrent à moitié les fondements de notre comédie nationale. C’est à cette classe d’essais qu’appartiennent <hi rend="i">Eugène</hi> ou <hi rend="i">la Rencontre</hi>, de Jodelle ; <hi rend="i">la Reconnue</hi>, de Belleau ; <pb n="XL" xml:id="pXL"/><hi rend="i">les Corrivaux</hi>, de La Taille ; <hi rend="i">la Trésorière</hi> et <hi rend="i">les Esbahis</hi>, de Grevin ; <hi rend="i">le Brave</hi> et l’<hi rend="i">Eunuque</hi>, de Baïf ; enfin les neuf comédies en prose de La Rivey, supérieures à toutes les autres par la vérité des caractères, la vivacité de l’action et le sel du dialogue.</p>
<p>Les destinées de la comédie en France furent encore interrompues ; tant avait de peine à s’acclimater parmi nous un genre de poème en apparence si conforme à l’humeur et au génie de la nation ! La monstrueuse tragi-comédie, imitée des Espagnols, et la fade pastorale, empruntée aux Italiens, exercèrent, concurremment avec la tragédie, la plume infatigable de Hardy, qui, à lui seul, fournissait le théâtre, et tenait lieu de toute une génération de poètes dramatiques. De temps en temps, paraissait quelque farce bien insipide et bien grossière, comme pour mieux attester que la comédie n’existait plus.</p>
<p>Elle fut ressuscitée par Corneille. Corneille, dans sa <hi rend="i">Mélite</hi>, voulut <hi rend="i">représenter la conversation des honnêtes gens</hi>, entreprise toute nouvelle, où il eut le bonheur de réussir. C’était un grand pas de fait vers la peinture des mœurs et des caractères : il fut donné à ce même génie d’achever l’ouvrage qu’il avait commencé. <hi rend="i">Le Menteur</hi> parut. La pièce se sent de son origine espagnole ; l’intrigue y domine toutes les autres parties de l’art, et elle est formée d’incidents tous fondés sur des méprises : d’un autre côté, le travers du principal personnage est plus une habitude, effet de l’éducation, qu’un vice, résultat du caractère ; plutôt un ressort dramatique qu’un objet de censure morale. <pb n="XLI" xml:id="pXLI"/> Mais, tel qu’il est, enfin, <hi rend="i">le Menteur</hi> commence l’ère de la comédie nouvelle, de la vraie comédie, en France, de même que naguère <hi rend="i">le Cid</hi> avait ouvert celle de la tragédie véritable. L’Espagne nous avait fait présent de l’une et de l’autre : c’était nous donner plus qu’elle ne possédait elle-même.</p>
<p>Corneille avait imité en homme de génie ; les auteurs de l’époque copièrent sans discernement et sans goût. Du <hi rend="i">Menteur</hi> à <hi rend="i">l’Étourdi</hi>, notre comédie fut toute espagnole. Des caractères hors de nature, des rencontres fortuites, des méprises produites par l’obscurité de la nuit ou par le déguisement des personnages, des fadeurs quintessenciées et des bouffonneries indécentes, voilà tous les éléments du prétendu comique mis en œuvre par Rotrou, Boisrobert, d’Ouville, Thomas Corneille, Scarron et quelques autres.</p>
<p><hi rend="sc">Molière</hi> arrive enfin.</p>
<p>Molière, au sortir de l’enfance, avait vu les derniers et les plus terribles coups portés par Richelieu mourant, pour retenir le pouvoir qui allait lui échapper avec la vie. Peu après, il avait été spectateur de la Fronde, parodie de la Ligue, espèce de tragi-comédie, dont l’astuce italienne, la rancune espagnole et la légèreté française compliquaient l’intrigue, et dont le dénouement fut une composition amiable entre des intérêts d’ambition, d’amour-propre et de fortune, qui s’étaient armés les uns contre les autres, sans bien savoir de quoi ils avaient à se plaindre, ni ce qu’ils avaient à espérer. On l’a remarqué souvent, les époques de troubles et de catastrophes sont favorables aux esprits, <pb n="XLII" xml:id="pXLII"/> qu’elles exercent et fortifient, qu’elles agrandissent et fécondent : mais ces temps où le génie fermente et se développe intérieurement, ne sont pas ceux où il produit. La comédie surtout a besoin du repos des sociétés. Au sein de l’agitation politique, elle ne peut peindre qu’à la hâte et, pour ainsi dire, à la volée un état constamment mobile et confus ; l’aspect changeant des objets échappe sans cesse à ses pinceaux, et ses images du jour ont vieilli dès le lendemain. Dans un état paisible, au contraire, les conditions sont inégales et les rangs distincts ; les caractères agissent selon leur propre impulsion ; les mœurs, qui ne sont que des habitudes, suivent leur cours naturel ; enfin, la société, modèle du poète comique, pose devant lui ; il peut la bien étudier, la peindre avec soin, et, pendant quelque temps du moins, s’applaudir de la ressemblance qu’il a saisie.</p>
<p>Lorsque Molière entra dans la carrière du théâtre, le royaume était pacifié Louis XIV allait devenir époux par le traité des Pyrénées, et roi par la mort de Mazarin ; les grands seigneurs, de suzerains ailiers devenus vassaux soumis, entouraient leur jeune monarque, et déjà préludaient à ce culte d’amour et d’admiration qu’ils lui rendirent pendant tout son règne ; les lettres et les arts, respirant du tumulte des discordes civiles, s’apprêtaient à orner de leurs chefs-d’œuvre un siècle dont ils ont fait la gloire : cependant tes courtisans flattaient leur maître et cherchaient à se supplanter entre eux, les magistrats rendaient, et quelquefois, dit-on, vendaient la justice, les traitants s’enrichissaient aux dépens du peuple, les femmes faisaient <pb n="XLIII" xml:id="pXLIII"/> l’amour, les bourgeois vaquaient à leurs occupations ; en un mot, tout était rentré dans l’ordre avec ces différences de conditions ces distinctions de rangs, ces inégalités de fortunes et ces variétés de ridicules qui constituent la meilleure des sociétés possibles pour la Muse de la satire et celle de la comédie.</p>
<p>Les circonstances où apparut le génie naissant de Molière étaient d’autant plus propres à le seconder, qu’alors l’état de la société était un état de crise, également éloigné de la grossière confusion des temps de barbarie et de l’insipide uniformité des temps qu’amène une longue civilisation. Il existait une sorte de conflit entre les mœurs anciennes et les mœurs nouvelles, entre la rusticité héréditaire et l’élégance acquise, entre l’antique pruderie et la coquetterie moderne, entre le faux savoir qui obscurcissait encore beaucoup d’esprits et les vraies lumières qui de toutes parts cherchaient à y pénétrer, entre la ridicule affectation qui avait déshonoré notre littérature naissante et le bon goût qui venait y établir son empire : de là une foule de contrastes, d’oppositions dramatiques. D’un autre côté, les conditions tendaient à se rapprocher et à effacer la ligne chaque jour moins profonde qui les séparait ; dans tous les degrés de l’échelle sociale, chacun s’efforçait de s’élever au-dessus de son état, en blâmant les mêmes efforts dans tous les autres : de là une multitude de prétentions, de rivalités comiques.</p>
<p>Les circonstances particulières de la vie de Molière le placèrent successivement dans les situations les plus favorables à l’étude des mœurs. Presque aucune <pb n="XLIV" xml:id="pXLIV"/> portion de la société ne put échapper à ses regards. Né dans la classe des artisans, degré intermédiaire entre le peuple et la bourgeoisie, il fut à même de bien connaître l’un et l’autre. Ses premières années ayant été partagées entre les écoles que fréquentaient les enfants du pauvre et un collège qui comptait des princes du sang parmi ses élèves, il contracta, de bonne heure, les liaisons les plus humbles et les plus élevées. Comédien ambulant, il parcourut les provinces et les campagnes. Domestique du roi, il put observer de près la cour et ses intrigues. Homme universellement recherché, il vit arriver à lui mille originaux qui semblaient vouloir lui épargner la peine de les aller trouver pour les peindre.</p>
<p>Depuis la renaissance des lettres, tous nos poètes comiques, et Molière, comme eux, à son entrée dans la carrière, s’étaient bornés à copier des copies qui à peine avaient eu elles-mêmes des originaux. <hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi> furent le premier tableau peint d’après nature, le premier qui représentât des personnages vrais et des mœurs réelles. C’était la comédie ramenée à son principe et à sa destination. Molière le comprit aussitôt ; et, de ce moment, toutes ses études eurent pour objet l’homme et la société.</p>
<p>Le but de la comédie est de corriger ; son moyen est de faire rire. Ces deux propositions, dont la première serait trop générale si elle n’était limitée par la seconde, semblent soustraire les vices à la juridiction comique ; car on ne les corrige guère, et ils sont peu risibles. Ce sont les ridicules proprement dits que la comédie <pb n="XLV" xml:id="pXLV"/> doit combattre de préférence. Bien qu’ils viennent d’une cause interne, comme ils ne sont ordinairement que des accidents extérieurs et superficiels, la comédie, en les attaquant, peut espérer de les détruire, sauf à les voir remplacés par d’autres. En un mot, le poète comique est moins un prédicateur de vertus qu’un précepteur de bienséances. Molière donc, pour être utile et pour amuser à la fois, s’attacha principalement à la peinture des ridicules.</p>
<p>L’amour-propre en est la source la plus abondante. C’est l’amour-propre qui a engendré les précieuses affectant un jargon inintelligible, et les savantes engouées pour des sciences qu’elles ne comprennent pas ; les pédants si orgueilleux de leur érudition indigeste, et les beaux-esprits si vains de leurs fadaises rimées ; le manant qui épouse la fille d’un gentilhomme, et le bourgeois qui aspire à passer pour gentilhomme lui-même ; les prudes qui affichent une sévérité outrée, et les coquettes qui étalent les conquêtes faites par leurs charmes ; les marquis qui se vantent des dons de la nature, des bontés du roi et des faveurs des dames ; et ce misanthrope lui-même dont il faut estimer la vertu, mais dont l’orgueil bourru fronde la vanité de tous les autres.</p>
<p>Les passions sont aussi une source féconde de ridicules, et elles ont ordinairement pour principe l’amour de nous-mêmes. Cet amour, mal entendu et poussé jusqu’à l’excès qu’on appelle égoïsme, a produit, dans Orgon, cette préoccupation imbécile qui lui fait sacrifier sa famille entière à un misérable qu’il croit <pb n="XLVI" xml:id="pXLVI"/> nécessaire au salut de son âme ; et, dans Argan, cette manie pusillanime qui le porte à marier l’aînée de ses filles à un sot, et à les déshériter toutes deux au profit d’une marâtre, afin de se mieux assurer les soins dont il croit avoir besoin pour la santé de son corps.</p>
<p>L’amour, passion universelle, qui, ayant les autres pour objet, se rapporte encore à nous-mêmes, l’amour tient trop de place dans la vie pour n’en pas occuper aussi beaucoup sur la scène. L’amour satisfait et tranquille ne peut convenir qu’aux amants mêmes : encore en pourrait-on douter, car c’est un état dans lequel ils ne sauraient demeurer longtemps. Ce qui est certain, c’est que, pour les autres, l’amour n’est intéressant que lorsqu’il est traversé, inquiet, malheureux ; et, comme de toutes les peines que peuvent ressentir deux personnes bien éprises l’une de l’autre, les plus vives sont celles qui leur viennent d’elles-mêmes, la jalousie est l’aspect sous lequel l’amour doit principalement être présenté au théâtre. La jalousie est touchante entre deux jeunes gens faits pour s’aimer, pour se rendre heureux mutuellement, et qui ont le malheur de s’accuser réciproquement d’infidélité. Telle est la jalousie charmante d’Éraste et de Lucile, de Valère et de la fille d’Orgon, de Cléante et de la fille de M. Jourdain. La jalousie peut être ridicule aussi ; et c’est alors surtout qu’elle est du ressort de la comédie. Elle est ridicule quand il y a, de celui qui la ressent à celle qui l’inspire, une trop grande différence de caractère, comme entré le misanthrope Alceste et la coquette Célimène, ou bien une trop grande <pb n="LXVII" xml:id="pXLXVII"/> disproportion d’âge, comme entre Sganarelle et Isabelle, Arnolphe et Agnès, don Pèdre et Isidore. Il fallait que Molière regardât la jalousie comme un moyen essentiellement comique, puisqu’il n’a pas craint de la montrer jusqu’à trois fois dans le mariage même, où 1e choix n’est plus libre, où le soupçon est un outrage, où l’infidélité est un crime, et ce crime, suivant nos fausses idées, une espèce de déshonneur pour celui qui en est la victime. Sganarelle, George Dandin et Amphitryon sont trois maris jaloux. L’art du poète a su nous amuser des terreurs imaginaires du premier, des craintes mieux fondées du second, et de la disgrâce trop réelle du troisième.</p>
<p>Une seule fois, Molière sembla prétendre à corriger un véritable vice, en l’attaquant de front et en forme, c’est-à-dire en faisant de ce vice l’objet principal de sa composition. Je veux parler de <hi rend="i">l’Avare.</hi> L’antiquité lui offrait ce sujet ; il s’en empara et laissa loin derrière lui son modèle. Il fit un chef-d’œuvre de force et de gaieté comiques ; il fit beaucoup rire aux dépens d’Harpagon : mais a-t-il corrigé un seul de ceux qui lui ressemblent ? On en peut douter : au lieu qu’il a certainement détruit ou affaibli la plupart des ridicules qu’il a frondés.</p>
<p>Dans plusieurs autres ouvrages, il a introduit des personnages vicieux. Mais ce n’est pas dans le dessein de les combattre et avec l’espoir de les réformer ; c’est uniquement pour éclairer et corriger par leur moyen les personnages ridicules qui sont leurs dupes et leurs victimes. Ainsi, Dorante, escroc de qualité, est une <pb n="XLVIII" xml:id="pXLVIII"/> leçon vivante pour les bourgeois vains et fastueux qui ont la sottise de rougir de leur état et de hanter les grands ; de même qu’Angélique, épouse impudente et presque adultère, en est une pour les paysans riches qui seraient tentés de s’alliera une famille noble, et d’échanger leur or contre des affronts. Béline, femme cupide et dénaturée, est un exemple effrayant pour les hommes opulents qu’un soin excessif de leur santé met dans la dépendance des êtres intéressés qui s’empressent autour d’eux. Valère, enfin, fils prodigue et irrespectueux, serait peut-être le seul avertissement dont pût profiter l’avarice, si l’avarice pouvait être sensible à quelque autre chose qu’à la perte de son trésor. Je vais plus loin. Quand Molière, dans son plus bel ouvrage, a démasqué le plus détestable des vices, l’hypocrisie, peut-on croire qu’il eût le projet de la faire rougir d’elle-même, et de la forcer à s’amender ? Non, sans doute. Le poète n’a signalé les Tartuffes que pour avertir les Orgons ; sa censure est celle de la crédulité dévote qui se laisse séduire par les apparences de la piété, et non celle de l’imposture sacrilège qui abuse des choses divines pour arriver à des fins mondaines et coupables.</p>
<p>De cette manière d’envisager l’art de la comédie sous le rapport de l’utilité morale, il est résulté qu’ordinairement Molière a montré le vice triomphant du ridicule, et la méchanceté de la sottise. On en a conclu que, réservant toute sa sévérité pour d’innocents travers, il témoignait une coupable indulgence pour des habitudes nuisibles et perverses, et on l’a accusé <pb n="XLIX" xml:id="pXLIX"/> d’avoir fait du théâtre une école de mauvaises mœurs. La raison répond sans peine à ce reproche d’une philosophie chagrine et sophistique. Molière, il faut le répéter, a épargné les vices, parce qu’il les aurait attaqués sans profit pour la morale, et il a combattu les ridicules, parce qu’il le pouvait faire avec fruit pour la société. Dans ce dessein, il a dû placer à coté de chaque ridicule le vice particulier qu’engendre ou nourrit sa faiblesse, afin qu’il apprît à s’en garantir. Fallait-il, pour l’édification publique, qu’il montrât le ridicule faible et confiant de sa nature, triomphant du vice armé de toutes ses ruses ? La peinture eût été fausse et la leçon donnée à contre-sens. Autant vaudrait-il, dans un tableau, représenter les moutons terrassant les loups et trompant les renards. <hi rend="i">Tartuffe</hi> fait exception ; mais il fallait absolument que le monstre fut immolé à l’indignation publique : encore, pour son châtiment, le poète eût-il recours, par une double dérogation aux lois ordinaires du royaume et à celles du théâtre, à l’intervention directe et imprévue du monarque.</p>
<p>La comédie, chez les anciens, après avoir commencé par immoler effrontément à la risée publique des personnages existants qu’elle produisait sous leurs noms et sous leurs traits véritables, ne tarda point à se jeter dans un excès contraire, en ne montrant plus aux spectateurs que des généralités, c’est-à-dire des personnages qui représentaient, en toute occasion, les âges, les sexes et les états divers, sans caractère propre et sans physionomie particulière. Sous des noms différents, quelquefois sous le même nom, le même <pb n="L" xml:id="pL"/> personnage, ayant la même humeur et le même langage, participait à des intrigues différentes. Le vieillard et le jeune homme d’une pièce étaient ceux de toutes les autres : il en était ainsi de l’esclave et de la servante, de la jeune fille et de la matrone, du parasite et du fanfaron. Les Italiens ont plus fait encore ; ils ne se sont pas contentés de ces personnages, pour ainsi dire, collectifs, par qui étaient représentées uniformément les différentes portions de l’espèce humaine, telles que la nature ou la société les distinguent ; ils ont mis sur la scène des figures presque symbolique, représentant les différents peuples de l’Italie, et montrant des ridicules, non plus de genre, d’espèce ou d’individu, mais de nation et, pour ainsi dire, de localité. Ainsi, Pantalon, c’est le peuple de Venise ; le docteur, celui de Bologne ; Scapin, celui de Naples ; et Arlequin, celui de Bergame. Cette éternelle répétition des mêmes types annonce un art routinier qui ne sait plus que se copier lui-même, faute de prendre pour modèle la nature, dont la variété est infinie. C’est parce qu’il l’a imitée et n’a jamais imité qu’elle, que Molière a mis dans ses personnages une si admirable variété. Ses vieillards et ses jeunes gens, ses pères et ses fils, ses mères et ses filles, ses amoureux et ses amoureuses, ses valets et ses servantes, ne sont point sortis d’un même moule. Ils ont entre eux ces rapports communs que produit la conformité d’âge, de sexe ou de condition ; mais ils ont en même temps ces différences individuelles qui distinguent tous les êtres créés. C’est une heureuse combinaison des caractères <pb n="LI" xml:id="pLI"/> généraux et des caractères particuliers ; c’est l’utile moralité des uns jointe à la piquante originalité des autres.</p>
<p>Un principe commun à tous les arts, c’est que les choses se font valoir les unes les autres par le contraste ; mais il fout que ces oppositions soient habilement ménagées : celles qui sont trop brusques et trop tranchées, détruisent l’harmonie, et blessent la vraisemblance. La nature, qui n’a pas fait deux êtres absolument pareils, n’en a pas fait non plus deux absolument contraires ; et elle a soin de ne pas placer à coté l’un de l’autre ceux qui diffèrent le plus entre eux : elle ne procède que par gradation. Les hasards de la vie humaine peuvent rapprocher instantanément deux personnes du caractère le plus opposé ; mais de ces rencontres fortuites et passagères, l’art ne doit pas foire un moyen constant et uniforme. Les successeurs de Molière en ont fait abus. Faute de savoir donner du relief et de l’éclat à leurs figures par une distribution bien entendue de l’ombre et de la lumière, ils ont employé les chocs de couleur, et ce qu’en peinture on appelle des <hi rend="i">repoussoirs</hi>. À côté d’un homme ridiculement vain, se trouve à point nommé un homme ridiculement modeste ; à côté de celui qui voit tout en beau, celui qui voit tout en noir ; à côté de celui qui flatte tout le monde, celui qui n’épargne à personne des vérités désobligeantes, et ainsi du reste. Molière s’est bien gardé de ces contrastes factices et systématiques. Il est quelques vices, quelques ridicules qui, pour ainsi dire, engendrent leur contraire. C’est une vérité <pb n="LII" xml:id="pLII"/> commune, dont un proverbe fait foi, qu’un père avare trouve la punition de son vice dans le vice opposé de ses enfants. De même encore, le goût excessif d’une femme pour la science peut porter son mari, ne fut-ce que par esprit de contradiction, à un dégoût non moins outré pour le savoir. Molière ne pouvait manquer de mettre en action ces traits d’observation générale. Mais, hors de ces cas peu nombreux, il n’a opposé le plus souvent, aux ridicules qu’il voulait combattre, que la raison qui en enseigne le danger, et le vice qui le démontre. C’est ainsi que Cléante et Tartuffe attaquent, l’un par ses discours, l’autre par ses exemples, la faiblesse d’Orgon ; Béralde et Béline, celle d’Argan ; Clitandre et Trissotin, celle de Philaminte ; madame Jourdain et Dorante, celle de M. Jourdain. <hi rend="i">L’École des Maris, l’École des Femmes</hi> et <hi rend="i">le Misanthrope</hi> sont composes à peu près suivant le même système. Toujours un personnage atteint d’une manie ridicule, que prêche inutilement un personnage raisonnable, et que trompe un personnage vicieux ou dépendant pour confirmer la leçon : tel est, en effet, Sganarelle entre Ariste et Isabelle, Arnolphe entre Chrysalde et Agnès, Alceste entre Philinte et Célimène. Dans les petites pièces, dans les farces surtout, un personnage grave et raisonneur ne serait point à sa place. Là, Molière se contente de faire jouer entre eux des ridicules différents, mais non pas opposés ; et, prétendant moins à corriger qu’à faire rire, il livre la sotte crédulité, sans avertissement et sans défense, aux assauts de la vive et ingénieuse fourberie.</p>
<p><pb n="LIII" xml:id="pLIII"/> Le comique de situation, dont la comédie de caractère et la comédie d’intrigue sont également susceptibles, diffère essentiellement dans l’une et dans l’autre. Dans la comédie d’intrigue, il naît de quelque accident imprévu qui cause une agréable surprise. Dans la comédie de caractère, il résulte du contraste, du conflit des vices, des ridicules, des passions, des intérêts, des devoirs, diversement opposés dans une même personne ou entre deux personnes différentes. Tout ce qu’on admire le plus dans Molière découle de cette source. Harpagon est avare, et il devient amoureux d’une fille sans bien ; il s’emporte contre son fils qui emprunte à gros intérêt, et c’est lui-même qui lui prête à usure. Alceste voudrait rompre tout commerce avec les hommes, et il aime une femme qui n’est jamais entourée de trop d’adorateurs ; il est d’une sincérité brutale, et il est pressé par un poète de qualité de lui dire son sentiment sur de méchants vers qu’il a composés. Tartuffe feint d’être scandalisé à la vue d’un sein trop peu couvert, et la luxure le domine au point qu’il ne craint pas de s’adresser à la femme de son bienfaiteur, pour essayer de la suborner. Orgon et Argan sont bons pères, et on les amène à déshériter leurs enfants ; le premier est dévot, et il s’emporte ; le second se croit moribond, et, la colère le lui faisant oublier, il parle et agit en homme des plus robustes. Arnolphe tient que l’ignorance est l’unique garantie de l’innocence des femmes, et Agnès, précisément parce qu’elle ne sait rien, le trompe mieux que ne pourrait faire celle qui saurait tout. Sganarelle, de <hi rend="i">l’École des Maris</hi>, <pb n="LIV" xml:id="pLIV"/> est convaincu que les grilles et les verrous peuvent seuls répondre de la Vertu des filles, et celle qu’il renferme sous dix clefs, est par lui-même tirée de sa prison, et conduite à soft amant ; il s’apprête à jouir de la confusion de son frère qu’il croit victime de trop de confiance, et il le rend témoin de sa propre disgrâce ; causée par une défiance excessive. Le Sganarelle du <hi rend="i">Mariage forcé</hi> demande des avis avec ardeur, bien déterminé d’avance à n’en faire qu’à sa tête ; et celui de <hi rend="i">l’Amour médecin</hi>, ne sollicitant pas de meilleure foi les conseils, en reçoit qui ne seraient profitables qu’à ceux mêmes qui les donnent. Chrysale est le plus faible des maris, et il parle sans cesse de sa volonté ferme <hi rend="i">et</hi> de ses ordres absolus. Le maître de philosophie de M. Jourdain, qui enseigne à modérer ses passions, entre en fureur au moindre mot qui blesse son orgueil ; et le Pyrrhonien Marphurius ne sort de son scepticisme obstiné, que quand la douleur te force à confesser la certitude des coups de bâton qu’il vient de recevoir. Mais qu’est-il besoin d’exemples si nombreux à l’appui du principe qui a été posé, puisqu’on peut affirmer que toutes les bonnes scènes de Molière en sont autant d’applications et de preuves ? Cette espèce d’analyse, poussée aussi loin qu’elle pourrait s’étendre, renfermerait son théâtre tout entier.</p>
<p>Du comique de situation dans les pièces de caractère, jaillit naturellement le comique de dialogue. La situation est une sorte de torture morale qui contraint un personnage ridicule à laisser échapper le secret de sa faiblesse, soit qu’il en ait la conscience et veuille la <pb n="LV" xml:id="pLV"/> cacher, soit qu’il l’ignore et la révèle aux autres sans se 1’apprendre à lui-même. Tout ce qui, dans le dialogue, ne sort pas de la situation, peut être plaisant, mais ne peut pas être comique. Pour rendre cette distinction plus sensible, comparons un moment Molière et l’un de ses plus heureux successeurs, Regnard. Le dialogue de celui-ci est un assaut continuel d’esprit et de gaieté. On est dans un cercle de gens à bons mots qui veulent à 1a fois rire et faire rire les autres de leurs saillies. C’est à bon escient qu’ils nous divertissent ; et leur humeur, quand ils en ont, a je ne sais quel tour planant qu’ils ont l’air d’y avoir donné exprès. Les personnages de Molière n’ont ni une finesse, ni une vivacité remarquables, et ce sont les moins ingénieux qui nous amusent le plus. Us n’aiguisent pas des traits d’esprit ; ils laissent échapper des mots de caractère. Us n’entendent pas malice à ce qu’ils disent ; c’est de bonne foi qu’ils se fâchent et qu’ils grondent : s’ils sont réjouissants, c’est contre leur gré, ce n’est ni pour leur plaisir, ni pour le nôtre. Enfin, chacun d’eux pourrait dire, comme Alceste :</p>
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<l>Par la sambleu ! messieurs, je ne croyais pas être</l>
<l>Si plaisant que je suis.</l>
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<p>Entre le plaisant et le comique, la différence du mérite peut se mesurer à celle du succès. Les traits malins, les bons mots éblouissent d’abord ; mais leur charme, qui naît de la surprise, meurt avec elle. Répétés, ils perdent tout leur effet, ou n’obtiennent plus qu’un froid sourire de réminiscence. Au contraire, les <pb n="LVI" xml:id="pLVI"/> mots naïfs, les mots arrachés par la situation au caractère ou à la passion d’un personnage, conserveront toujours le droit de plaire par le naturel et la vérité. Dans le monde, comme sur la scène, imprévus ou pressentis, ou même sus d’avance, le rire le plus franc ne peut manquer de les accueillir. Molière a une foule de ces mots. Quelques-uns sont redits plusieurs fois de suite par un même personnage ; et leur effet, loin qu’il s’affaiblisse par la répétition, ne fait que s’en accroître : c’est le triomphe de la vérité bien saisie par le poète et bien sentie par le spectateur. On a dit de l’amour, qu’il est <hi rend="i">un grand recommenceur</hi>. On en peut dire autant de toutes les autres passions. Pour elles, il n’y a qu’une idée et une manière de l’exprimer. Harpagon, voulant établir sa fille, est préoccupé d’une seule pensée, celle de la marier sans dot ; et <hi rend="i">sans dot</hi> est tout ce qu’il peut répondre à chacune des objections de Valère.</p>
<p>Des esprits bornés ou irréfléchis ont fait un reproche à Molière de ce qu’il a souvent exagéré le comique de situation et le comique de dialogue. De pareils juges condamneraient une statue plus grande que nature, faute de comprendre que, vue au point élevé qu’elle doit occuper, elle sera réduite, par l’effet de la distance, aux proportions ordinaires de l’homme. On a beaucoup parlé de l’optique du théâtre ; mais, du principe exprimé par ce mot, on n’a peut-être pas tiré tout ce qu’il renferme. Toutes les parties d’un art doivent être homogènes : une seule, qui ne serait pas de la nature des autres, les accuserait d’imposture ; et <pb n="LVII" xml:id="pLVII"/> l’effet de l’ensemble serait détruit. Au théâtre, le décorateur strapassone ses figures et ses ornements ; l’acteur est grandi par l’exhaussement de la scène et son élévation progressive ; il relève par le fard la couleur naturelle de son visage ; il renforce le volume accoutumé de sa voix ; il rend son geste plus fréquent et plus expressif. Conviendrait-il que, sur cette scène, où tout ce qui s’adresse à l’oreille et aux yeux excède, à cause de l’éloignement, la mesure ordinaire des choses, ce qui est du ressort de l’esprit seul restât renfermé dans les bornes communes ? Non, sans doute. Si les objets et les sons doivent être calculés d’après les données matérielles du théâtre, il y a aussi une optique, et, si je l’osais dire, une acoustique de l’esprit. Ce qu’entendent beaucoup d’hommes rassemblés à dessein, mais sans choix, doit être d’un effet qui réponde au nombre des auditeurs, à la diversité de leurs esprits, et à l’espèce de solennité qui les réunit. Il faut que ce qui leur est présenté, ce qui leur est dit, frappe sur-le-champ et d’un seul coup toutes les intelligences, depuis la plus prompte jusqu’à la plus tardive : des situations trop ménagées et des mots trop fins n’arriveraient pas plus à l’esprit du public, que des mouvements trop peu marqués ne parviendraient à ses yeux, et des sons trop faibles à son oreille. Il y a plus : des spectateurs, que le déplacement et la dépense rendent exigeants à double titre, ne sont pas venus, n’ont pas payé pour écouter et voir exactement les mêmes hommes qu’ils peuvent rencontrer chaque jour : ils veulent mieux, ils veulent plus que l’avare, le grondeur, <pb n="LVIII" xml:id="pLVIII"/> le patelin, le jaloux, le pédant, qui est de leur parenté, de leur voisinage ou de leur quartier ; et, en cela, leur vœu conspire avec le besoin du poète. Celui-ci, en effet, sent que, pour plaire et triompher, il doit, comme tous les imitateurs de la nature choisie, prendre dans plusieurs modèles de quoi composer son image, et s’élever même, s’il se peut, au-dessus des perfections relatives qu’il a rassemblées en elle. De même donc que l’artiste réalise, dans le marbre ou sur la toile, le beau idéal des formes physiques, l’auteur comique individualise sur la scène le beau idéal des difformités intellectuelles, je veux dire du vice, de la folie et de la sottise. Cette différence qui doit exister entre les originaux que fournit la société et les copies que l’art en présente, existe entre les imitations même, suivant leur genre et leur destination. Le comique, du <hi rend="i">proverbe</hi> n’est pas celui de la <hi rend="i">comédie</hi> : l’un, transporté du salon sur le théâtre, sera sans relief, sans couleur et sans mouvement ; l’autre, descendu du théâtre dans le salon, semblera heurté, cru et outré dans l’ensemble ainsi que dans les détails. Je reviens à Molière. Oui, sans doute, il a souvent renforcé et multiplié les traits dont ses caractères sont formés. Il est difficile, on Fa déjà remarqué, qu’un seul homme, en un seul jour, fasse autant de traits d’avarice que Molière en a rassemblé dans Harpagon. Il est rare aussi que, dans le monde, la passion laisse échapper son secret avec aussi peu de prudence, ou le livre avec aussi peu de retenue, que le font tous ces personnages infatués qu’il a mis sur la scène. Mais, <pb n="LIX" xml:id="pLIX"/> je le répète, la perspective théâtrale veut de ces proportions exagérées, de ces traits chargés, de ces teintes vigoureuses, de ces coups de pinceau larges et nombreux, qui, par l’effet de l’éloignement, doivent se réduire, s’éteindre et se fendre de manière à ne plus présenter, au point de vue, que les justes dimensions, les formes exactes et les couleurs véritables de l’homme. Et quel peintre de la société a mieux senti, mieux observé que Molière, cette mesure précise, qui, de l’exagération de l’art, fait sortir la vérité de la nature ?</p>
<p>Molière, du reste, pour peindre à la fois avec énergie et avec vérité, fit choix des modèles les mieux appropriés à ce dessein ; et il eut ce bonheur, que son siècle les offrait en foule à son pinceau. Alors n’existait point, au même degré, cette rapide et constante communication des esprits, qui fait qu’ils se pénètrent, se modifient les uns les autres, et finissent par se ranger tous sous le joug des mêmes opinions. Alors surtout n’existait point, dans toute sa puissance, cette police mutuelle de la mode et du ridicule, qui, rendant chacun attentif à observer les autres et à s’observer soi-même, règle, pour tous, l’apparence des actions, l’espèce des paroles, la ferme des habits, la mesure du geste, et jusqu’à l’étendue de la voix, et, d’une société d’hommes si diversement organisés, fait comme un assemblage d’automates mis en mouvement par les mêmes ressorts. La cour, il est vrai, se distinguait déjà, du temps de Molière, par l’art de cacher ses vices et ses ridicules sous des dehors élégamment <pb n="LX" xml:id="pLX"/> uniformes, et ses dispositions malveillantes envers autrui sous les formules banales de la politesse. Mais la bourgeoisie n’avait point encore perdu cette simplicité, cette franchise, cette naïveté de manières et de langage, qui laissent apercevoir sans peine le caractère et l’humeur, les idées et les sentiments de chaque individu. Voulant peindre, non des mannequins, mais des hommes, non des masques identiques et insignifiants, niais des visages expressifs et variés ; voulant, d’ailleurs, imiter une nature morale, où le bien et le mal se trouvassent dans cet état d’équilibre ou plutôt de mélange, qui semble être le vrai partage de notre espèce, et qui est le plus favorable aux oppositions que l’art demande, Molière alla chercher ses personnages dans la bourgeoisie, classe mitoyenne, qui, touchant par ses deux extrémités au peuple et à la noblesse, n’avait ni les défauts grossiers de l’un, ni les vices raffinés de l’autre. C’est dans les rangs inférieurs de cette classe qu’il a pris ses Gorgibus et ses Sganarelles ; les rangs plus élevés lui ont fourni les Orgon, les Chrysale, les Harpagon, les Arnolphe, les Jourdain et les Argan. Chez de tels hommes, du moins les ridicules ne se montrent ni trop à nu, ni trop déguisés ; les bons mouvements ne peuvent pas être attribués entièrement soit à l’instinct, soit au calcul ; et le langage qui manifeste les uns et les autres, est exempt de grossièreté comme d’affectation.</p>
<p>Molière, toutefois, ne négligea pas de peindre les nobles de la cour, de la ville et de la province ; mais il les plaça ordinairement dans des intrigues <pb n="LXI" xml:id="pLXI"/> bourgeoises, comme personnages secondaires ou accessoires. Les <hi rend="i">marquis</hi>, que lui-même qualifie de <hi rend="i">ridicules y</hi> ne sont que des bouffons propres à divertir le public par une espèce particulière d’impertinence et de sottise. Les Sottenville et les d’Escarbagnas appartiennent à cette gentilhommerie campagnarde, que la noblesse de cour repousse, dont la roture citadine se moque, et qui n’impose qu’à la paysannerie. Le Clitandre de <hi rend="i">George Dandin</hi> est un galant adultère, et le Dorante du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi> est un aimable escroc : ils ne tirent pas leurs vices de leur qualité ; ils n’empruntent d’elle que les formes élégantes dont ils savent les revêtir. Le Clitandre des <hi rend="i">Femmes savantes</hi>, unissant la raison et le bon goût à l’honnêteté de l’âme et à la délicatesse des procédés, semble être une apologie équitable de la cour, trop généralement accusée d’ignorance par des pédants, et de dépravation par des moralistes chagrins. Mais, je le répète, ces nobles de différente espèce et de différent caractère, ne sont guère que des individus, des personnages plutôt nécessaires à l’action des pièces où ils sont introduits, que destinés à représenter les mœurs de la classe à laquelle ils appartiennent. Une seule fois, Molière mit en scène des personnes de la cour dans une comédie faite à dessein de les peindre, et où elles figurent exclusivement : ce fut dans <hi rend="i">le Misanthrope</hi>. Ces personnes ne sont pas toutes parées d’un titre ; mais toutes font évidemment partie de la classe noble ; et Alceste, quoiqu’il n’en dise rien, est aussi bon gentilhomme qu’Oronte qui s’en pique et Acaste qui s’en <pb n="LXII" xml:id="pLXII"/> vante. La tentative fut heureuse, puisque nous lui dûmes un chef-d’œuvre ; mais le poète ne la renouvela pas. <hi rend="i">Le Misanthrope</hi> abonde en beautés nobles, élégantes, fines et délicates, qui lui sont particulières. Mais qui oserait affirmer que le comique en est aussi vif, aussi saillant, aussi énergique, et d’une application morale aussi étendue, que celui de <hi rend="i">l’Avare</hi>, du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi>, des <hi rend="i">Femmes savantes</hi>, ou du <hi rend="i">Malade imaginaire</hi> ? et qui pourrait ne pas attribuer cette différence à la différence même des personnages ?</p>
<p>Molière, dans l’intention qu’il avait de faire la satire des mœurs plus que celle des professions, et peut-être aussi afin de rendre plus générale sa censure des vices et des ridicules, s’est abstenu ordinairement de spécifier l’état de ses personnages. Ses bourgeois, dans les petites pièces comme dans les grandes, sont des hommes vivant d’un revenu plus ou moins considérable, et n’ayant aucune profession, aucun emploi. On voit seulement qu’Orgon a <hi rend="i">servi son prince</hi> pendant les troubles de la Fronde, et que le père de M. Jourdain <hi rend="i">vendait du drap</hi> près de la porte Saint-Innocent. Je ne parle pas du métier de préteur à gros intérêt et sur gage, que fait Harpagon : l’usure est une partie de son vice, et il ne la fait qu’en amateur. Il est cependant certaines professions qui sont inévitablement en butte aux traits de la Muse comique : ce sont celles qui, disposant de la santé ou de la fortune des hommes, seront toujours accusées, quoi qu’elles fassent, de leur nuire par ignorance ou par cupidité. Molière, <pb n="LXIII" xml:id="pLXIII"/> s’il n’a pas entièrement épargné les professions de qui dépendent nos biens, les a, du moins, beaucoup ménagées. Les juges, les avocats, les procureurs, les huissiers, les notaires et les traitants n’ont reçu de lui que quelques atteintes rares et légères. Mais les médecins ont été l’objet constant de ses plus vives hostilités. Il leur a livré jusqu’à cinq batailles rangées, sans compter les escarmouches ; et, en songeant à sa dernière comédie, <hi rend="i">le Malade imaginaire</hi>, on peut dire qu’il est mort en les combattant. D’où vient cet acharnement extraordinaire ? Sans contredit de ce que Molière était presque toujours malade et ne pouvait être guéri ni même soulagé. Après les médecins, les hommes qu’il a le plus fréquemment attaqués, ce sont les auteurs jaloux et malveillants<note place="bottom">Il les a attaqués dans<hi rend="i">la Critique de l’École des Femmes</hi>, dans<hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi>, et dans<hi rend="i">les Femmes savantes</hi>.</note>. C’est qu’après les charlatans qui ne savaient pas lui rendre la santé, les envieux qui lui disputaient sa gloire étaient ses ennemis les plus personnels. Quant aux hypocrites, je n’en dirai qu’un mot. S’il eut souvent à souffrir de leurs manœuvres, il ramassa toutes ses forces pour leur porter un seul coup, mais un coup dont ils se sentiront toujours ; et l’on pouvait même croire qu’il les avait entièrement détruits.</p>
<p>Les anciens, qui ont excellé dans les expositions tragiques, ont mis peu d’art dans celles des comédies. Quelquefois, un acteur, dans un froid monologue, disait longuement tout ce dont il fallait que le <pb n="LXIV" xml:id="pLXIV"/> spectateur fut instruit ; plus souvent, un personnage étranger à la pièce, s’adressant au spectateur même, l’informait exactement de tout ce qu’il allait voir. Nous avons banni les prologues, du moins ceux qui sont des analyses de toute la pièce ; mais nos poètes ont trop fait usage des monologues explicatifs, ou ils les ont remplacés par des dialogues aussi peu vrais, dans lesquels un personnage, sachant ce qui se passe dans une maison, l’apprend à un autre qui le sait aussi ou devrait le savoir, afin que le public qui l’ignore en soit informé. Molière procède différemment. Ses expositions sont des scènes vives et animées, qui, commençant l’action, ou, mieux encore, la supposant commencée, mettent tout d’un coup le spectateur au fait du personnage principal, et quelquefois même lui donnent une idée du sujet entier de la pièce. Au lever du rideau, un homme seul, assis devant une table, continue de compter et de régler un mémoire d’apothicaire. Je vois qu’il fait une énorme consommation de médicaments, et qu’il regrette de n’en pas prendre encore davantage. Cependant son visage, sa voix, la violence de ses cris et de ses gestes, tout me dit qu’il est d’une bonne santé et d’une complexion robuste. Cet homme, à coup sûr, est un malade imaginaire. Lui-même, par quelques réflexions dont if entremêle la lecture des articles de M. Fleurant, m’a tout appris sans me vouloir rien apprendre. Ailleurs, deux hommes entrent en scène : l’un fuit l’autre et le repousse ; il l’accable des reproches les plus humiliants, et ne veut pas même écouter sa justification. Qu’a donc fait <pb n="LXV" xml:id="pLXV"/> cet ami qu’on renonce, qu’on refuse d’entendre ? Quelque odieuse bassesse, apparemment ? Non ; mais, un homme qu’il connaissait peu l’ayant comblé de politesses, il l’a payé, comme il dit, en même monnaie. Cette grande colère pour une si petite cause, cette indignation outrée pour une faute légère que l’usage autorise au point qu’elle a cessé d’en être une, m’annoncent un homme vertueux et sincère, mais peu sociable, qui pousse la franchise jusqu’à la rudesse, et que l’humeur domine plus encore que l’honneur ne le dirige. Alceste tout entier m’est connu par cette seule boutade. Ailleurs une vieille femme marche à pas précipités et se dispose à sortir de chez sa bru. La famille entière la reconduit avec civilité ; mais elle, n’écoutant que son humeur, leur distribue à tous les plus aigres réprimandes. À travers l’exagération de ses discours, je discerne ce qu’ils sont les uns et les autres ; d’après le mal même qu’elle en dit, je vois le bien qu’il faut que j’en pense. Mais ce que j’aperçois mieux encore, c’est qu’un misérable hypocrite, impatronisé dans ce logis, y est détesté de tout le monde, hormis du maître de la maison, qui en est ridiculement infatué. Voilà, dans cette seule scène, tous les personnages connus et le sujet de l’action même indiqué.</p>
<p>Les intrigues de Molière sont simples, claires et naturelles. Elles sont surtout variées, et chacune d’elles est conduite de manière à montrer sous toutes ses faces le vice ou le ridicule qui est le sujet comique de la pièce. Aucune situation n’y est amenée de force ou avec cette adresse qui se trahit elle-même en se laissant <pb n="LXVI" xml:id="pLXVI"/> apercevoir. Molière, plus qu’aucun autre poète dramatique, a excellé dans l’art des préparations. Ses incidents, ses coups de théâtre peuvent être pressentis, mais ils ne sont pas prévus ; on peut aussi ne pas s’y attendre, mais on n’en est pas étonné, tant ils sortent naturellement du cours imprimé à l’action par le jeu des passions mises en scène. J’ai dit que les intrigues de Molière étaient variées : trois de ses chefs-d’œuvre en fourniront une preuve suffisante. L’intrigue de <hi rend="i">Tartuffe</hi> est animée, chaude, intéressante ; les péripéties s’y succèdent avec rapidité : c’est le vrai tableau d’une maison en feu, où domine un scélérat muni de ruses infernales, que soutient une dupe armée du pouvoir conjugal et paternel, et contre qui se sont ligués tous ceux qu’il veut rendre victimes de sa convoitise ou de sa cupidité. L’intrigue du <hi rend="i">Misanthrope</hi> n’est ni vive, ni forte, ni attachante : ce ne sont point des défauts ; ce sont les conditions nécessaires d’un ouvrage où le poète se proposait de peindre, dans des scènes largement développées, les vices et les ridicules innombrables qui infestent la société. L’intrigue de <hi rend="i">l’École des Femmes</hi> est la plus singulière dont le théâtre ait souvenir. Un double nom porté par un des personnages, voilà tout le nœud ; ce nom révélé par hasard à un autre personnage qui l’ignorait, voilà tout le dénouement ; une suite de récits faits au même personnage, sur le même sujet, par le même narrateur, voilà toute la fable. On parle, on écoute, et il semble qu’on agisse ; de simples confidences deviennent des <pb n="LXVII" xml:id="pLXVII"/> situations ; il n’y a aucun mouvement sur la scène, et tout y paraît animé.</p>
<p>On a loué et blâmé les dénouements de Molière avec un égal défaut de discernement. Quelques-uns ont été admirés, qui sont plus factices que naturels, qui ressemblent plus à une subtile combinaison du poète, qu’à un événement qui résulte de l’action et la termine. Quelques autres ont été désapprouvés, qui ne le méritaient pas davantage. Celui de <hi rend="i">Tartuffe</hi> surtout a longtemps essuyé d’injustes reproches, dont, enfin, une critique plus éclairée est venue le venger. Le dénouement est bon et nécessaire : la pièce n’en peut avoir un autre, et il est celui qu’elle doit avoir. La punition d’un scélérat tel que <hi rend="i">Tartuffe</hi> excède la compétence de la justice comique ; les seules peines qu’elle puisse infliger, le ridicule ou l’indignation, ne sauraient suffire : il faut donc un châtiment qui vienne de plus haut. C’est ici le cas de la <hi rend="i">machine</hi>, c’est-à-dire d’un pouvoir suprême qui apparaisse inopinément, et tranche une difficulté insoluble sans son intervention. Les législateurs du théâtre veulent que cette intervention soit indispensable, et que le nœud n’en soit pas indigne : qui oserait dire que ces deux conditions n’existent pas dans <hi rend="i">Tartuffe</hi> ? Au reste, l’extrême importance attachée au mérite d’un dénouement est un des raffinements, une des exigences de notre goût moderne. Les anciens Romains voulaient qu’un gladiateur mourût avec grâce, et ils ne l’applaudissaient qu’à ce prix. De même, notre public actuel exige que toute <pb n="LXVIII" xml:id="pLXVIII"/> comédie, sous peine d’être sifflée, se dénoue d’une manière adroite, facile et vraisemblable à la fois. Disons la vérité : soit que Molière ne mît pas le même prix à cette partie de fart, soit que le besoin de produire avec rapidité le contraignît à la négliger, plusieurs de ses dénouements sont peu satisfaisants ; les plus répréhensibles sont ceux qu’il a empruntés à l’antiquité, et que produisent des reconnaissances imprévues, que nos mœurs rendent impossibles. Mais ici une distinction se présente. Il y a le dénouement de l’action ; il y a aussi le dénouement du sujet, c’est-à-dire de la partie comique et morale de l’ouvrage. Si quelquefois Molière est faible ou même pèche dans les dénouements de la première espèce, en revanche il excelle toujours dans ceux de la seconde. On ne voit pas chez lui, comme chez quelques-uns de ses successeurs, le personnage vicieux ou ridicule changer tout à coup de caractère, et se convertir subitement. La leçon qu’il reçoit n’est pas pour lui-même : elle est pour le spectateur, qui seul en peut profiter. N’est-ce pas, d’ailleurs, une leçon de plus que cette impénitence finale ? Puisqu’on ne se corrige pas d’un travers, qu’on ne s’en corrige que très difficilement, on ne saurait donc faire trop d’efforts pour s’en préserver. Orgon, parce qu’il a été trompé par un fourbe détestable, ne veut plus croire aux honnêtes gens, donnant ainsi, par deux effets contraires, une double preuve de la même faiblesse. Alceste, parce qu’il a été joué par une coquette, sent augmenter sa haine contre les humains, et court s’enfoncer dans un désert. Arnolphe et les <pb n="LXIX" xml:id="pLXIX"/> autres jaloux, parce qu’ils ont usé des plus mauvais moyens possibles pour s’assurer l’amour ou la fidélité d’une femme, ne valent rien de mieux à faire que de renoncer à toutes. Argan, est si peu détrompé de la médecine, qu’il finit par se faire médecin lui-même. M. Jourdain est si peu désabusé de ses rêves de grandeur, qu’il se retire en croyant avoir marié sa fille au fils du grand Turc. Chrysale couronne dignement son rôle, en donnant ses ordres avec vigueur, quand il voit que personne ne lui résiste plus. Enfin, Harpagon, consentant au mariage de ses deux enfants, exige que le beau-père futur fasse les frais des deux noces, lui fournisse un habit neuf pour y figurer décemment, et, par-dessus le marché, paie les écritures du commissaire que lui-même il a fait venir.</p>
<p>Cet écrit, où sont analysées toutes les qualités et toutes les opérations du génie de Molière, serait incomplet s’il n’y était fait aucune mention de son style. Par le style, il faut entendre ici, non pas le langage propre à chaque personnage, suivant son âge, son sexe, sa condition et son caractère donné, mais la diction même de l’auteur, appliquée à l’ensemble de ses productions. Sous le premier rapport, le poète comique doit se garder d’avoir un style à lui, qu’il prête indistinctement à tous ses personnages ; il faut, au contraire, que chacun d’eux ait le sien. Mais, de quelque différence qu’il marque leurs différents langages, il ne peut s’empêcher de les empreindre tous des qualités particulières de sa diction, plus ou moins correcte, plus ou moins élégante, plus ou moins énergique. Personne n’a contesté <pb n="LXX" xml:id="pLXX"/> à Molière le don d’approprier le fond, la forme et le mouvement des sentiments et des idées, soit à l’espèce, soit à la situation des personnes qu’il met en scène. Mais d’excellents juges ont attaqué sa manière d’écrire. La Bruyère lui reproche le <hi rend="i">jargon</hi>, et le <hi rend="i">barbarisme</hi> et le défaut de pureté. Fénelon dit : « <quote> En pensant bien, il parle souvent mal ; il se sert des phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu’avec une multitude de métaphores qui approchent du galimatias. J’aime bien mieux sa prose que ses vers. »</quote> Ce sont là des reproches un peu durs, et qui ne sont pas exempts d’exagération. Dans le dessein de les repousser, des critiques, inconsidérément zélés pour la gloire de Molière, étendant à tous ses personnages sans distinction ce qui est vrai seulement de quelques rôles de paysans ou d’étrangers, ont prétendu que, afin de mettre plus de naturel et de vérité dans son dialogue, il avait enfreint volontairement les lois du bon usage et même les règles de la langue. La raison désavoue cette apologie dont n’a pas besoin la mémoire d’un grand homme. Nous pouvons avouer que, dans ses vers surtout, il a manqué souvent et sans le vouloir à la régularité des constructions et à la propriété des termes, mais moins souvent toutefois qu’on ne le croit communément, faute de bien connaître l’état de la langue à l’époque où il écrivait. Nous pouvons avouer aussi qu’il lui arrive quelquefois de présenter sa pensée, toujours si juste et si vraie, sous des formes embarrassées, confuses ou <pb n="LXXI" xml:id="pLXXI"/> péniblement figurées ; et cela, sans doute, parce que la précipitation forcée de son travail ne lui permettait pas alors de la dégager de ces voiles, de ces nuages dont souvent sont enveloppées d’abord les conceptions des esprits les plus prompts et les plus faciles. Mais si le but, si le triomphe du langage est d’exprimer pleinement les idées, et de les faire passer, avec toute leur force ou toute leur délicatesse, de l’esprit qui les conçoit, dans l’esprit qui les doit recevoir ; si, enfin, le meilleur des styles n’est pas tant celui qui a les moindres défauts que celui qui a les plus grandes beautés, quel style pourrait être justement préféré à celui de Molière ? En existe-t-il un qui soit plus plein, plus nerveux, plus animé, plus pittoresque, où brillent davantage la saillie, la vivacité et l’audace heureuse des tours et des expressions ?</p>
<p>Il me reste à parler de Molière comme imitateur des autres écrivains. Il existe, en littérature, une sorte de droit public, qui détermine et gradue les différentes espèces d’imitations. Les unes sont des conquêtes glorieuses ; les autres sont des impôts légitimes ; d’autres ; enfin, sont des pilleries effrontées ou des larcins honteux. De cette dernière espèce, Molière n’en a certainement aucune à se reprocher ; mais peu d’écrivains, il en faut convenir, ont aussi largement usé du droit d’employer les idées d’autrui. Il imita l’antiquité, ainsi que l’ont fait nos plus illustres auteurs ; il mit à contribution les théâtres étrangers ; il alla fouiller dans les plus vieilles archives de la malice et de la gaieté française, et il ne se fit pas même scrupule de <pb n="LXXII" xml:id="pLXXII"/> s’approprier d’heureux traits appartenant à des écrivains de son pays et de son temps. La scène la plus gaie des <hi rend="i">Fourberies de Scapin</hi> et la scène la plus forte peut-être de l’<hi rend="i">Avare</hi> ont été empruntées par lui, l’une à Cyrano de Bergerac et l’autre à Boisrobert. <hi rend="i">Cette scène est bonne</hi>, disait-il, <hi rend="i">je m’en empare : on reprend son bien où on le trouve</hi>. C’était son bien, en effet, qu’une bonne scène de comédie. Avait-il manqué de génie pour l’inventer lui-même ? Non, assurément. En enlevait-il la gloire à celui qui l’avait imaginée ? Loin de là ; l’emprunt révélait tout le prix de l’objet, et la copie honorait l’original. Ce qui était bon, il le rendait excellent ; ce qui était enfoui, il le mettait en lumière : de tels plagiats sont des inventions ; de tels larcins sont des bienfaits publics. C’est ici, peut-être, le lieu de repousser une prétention exorbitante formée par une nation étrangère. Si l’Italie en était crue, c’est à son théâtre que Molière devrait presque tous les sujets dont il a enrichi le nôtre. Elle allègue des canevas qu’elle ne peut pas montrer, et quelques comédies qu’elle devrait peut-être souhaiter qu’on ne connût pas. La France attend qu’elle produise les originaux de <hi rend="i">l’École des Femmes</hi> et de <hi rend="i">Tartuffe</hi>, du <hi rend="i">Misanthrope</hi> et des <hi rend="i">Femmes savantes</hi>, du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi> et <hi rend="i">du Malade imaginaire</hi>. Le sujet de deux ou trois des premières comédies de Molière, ses moins bonnes sans contredit, et quelques jeux de théâtre dérobés par lui à l’excellente pantomime de Scaramouche, c’est à quoi se réduit cette dette usurairement grossie par l’Italie, qui ne songe pas quelles réclamations nous <pb n="LXXIII" xml:id="pLXXIII"/> serions en droit d’élever à notre tour<note place="bottom">J. B. Rousseau, écrivant à Brossette, qui se disposait à donner une édition des Œuvres de Molière, avecCommentaires, l’avertissait<quote>« d’être bien en garde contre ce que les Italiens, toujours grands admirateurs d’eux-mêmes, nous racontent des courses que Molière a faites sur leurs terres… Il ne faut pas, ajoutait-il, confondre les sujets qu’il a tirés de Boccace, qui est une source excellente, avec ceux qu’il a pu tirer des comédies italiennes, où, à la réserve de deux ou trois, il n’a rien trouvé sûrement qui méritât d’être embelli. L’obligation qu’il a aux Italiens, et qui est véritablement fort grande, c’est d’avoir pris chez eux seuls l’idée du jeu muet, dont il a enrichi son théâtre. »</quote>Rousseau dit ailleurs :<quote>« Excepté le sujet du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi>et celui du <hi rend="i">Cocu imaginaire</hi>, qui ne sont pas assurément ce qu’il a fait de meilleur, je défie qu’on m’en trouve un seul dont il ait l’obligation aux Italiens. »</quote></note>. Je le répète, Molière, dont l’esprit, ainsi que je l’ai dit ailleurs, semblait assimiler à sa propre substance tout ce qui s’offrait à lui de comique dans les livres comme dans le monde, Molière fut un des écrivains qui ont le plus mis à profit les pensées des autres. Mais aussi de combien d’ouvrages les siennes n’ont-elles pas été le germe ou l’ornement ! Il est de vastes réservoirs qui, recueillant toutes les eaux du ciel et de la terre, les répandent au loin dans les contrées qu’ils dominent. C’est à peu près ainsi que Molière, réunissant à tous les trésors du génie toutes les richesses de l’étude, est devenu, pour ses nombreux successeurs, comme une source commune où ils ont puisé, où ils puisent, où ils puiseront toujours. Quelque part qu’on porte ses pas dans le domaine de la comédie, on est presque sûr d’y apercevoir au moins la trace des siens ; et, si le danger de se rencontrer avec lui est grand, la <pb n="LXXIV" xml:id="pLXXIV"/> difficulté de l’éviter tout-à-fait est peut-être plus grande encore.</p>
<p>La comédie d’intrigue, la comédie de caractère et la comédie de mœurs ; le comique noble, le comique bourgeois et le comique populaire, tous les genres dans lesquels l’art se divise, toutes les formes qu’il peut affecter, tous les tons qu’il peut prendre, Molière en a donné des exemples qui ont presque tous été des modèles. Son <hi rend="i">Étourdi</hi> est demeuré le chef-d’œuvre de la comédie d’intrigue ; et le reste de son théâtre témoigne de sa supériorité dans tous les autres genres, ou plutôt dans ce genre composé de tous, qui réunit leurs divers mérites, la vivacité de l’intrigue, la vérité des caractères et l’exactitude des mœurs. Ce n’est pas tout. Le jour fixé pour une fête que voulait donner à son roi un fastueux surintendant ne lui permettant pas de composer une véritable comédie, il fait succéder les unes aux autres des scènes épisodiques qu’un lien léger rassemble, et il donne <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, la première et la meilleure des <hi rend="i">pièces à tiroir</hi>. Dans une autre circonstance, voulant amuser la cour et employer les arts aimables qui égaient et animent ses pompes, il imagine de lier à une action dramatique les agréments de la danse et du chant : la <hi rend="i">comédie-ballet</hi> est inventée ; et c’est peut-être à ce genre abandonné que l’opéra comique doit sa naissance. Plusieurs fois, pour satisfaire aux goûts ou même aux ordres d’un prince qui aimait à porter la grandeur jusque dans ses plaisirs, il s’exerça, sur les traces de Corneille, dans le genre de la <hi rend="i">comédie héroïque</hi> ; et je ne sais si le peu de <pb n="LXXV" xml:id="pLXXV"/> succès qu’obtint, dans ce genre si faux, ce génie si naturel, ne doit pas entrer pour quelque chose dans son éloge. Toutefois, en sortant de sa vraie route, Molière ouvrit celle où devait se distinguer plus tard un esprit singulier qui mit sur la scène l’analyse subtile des mouvements du cœur humain, et la marche imperceptible d’une passion qui s’ignore ou veut se cacher à elle-même. Molière <hi rend="i">n’est point allé jusqu’au drame</hi>, comme le lui a reproché un auteur hétérodoxe du dernier siècle ; mais il a fait plus, il a fait mieux : il a montré, dans le chef-d’œuvre de <hi rend="i">Tartuffe</hi>, comment, sans faire grimacer l’aimable visage de Thalie, on peut à la fois faire naître le rire et couler les pleurs, obtenir la pitié que sollicite l’infortune et provoquer la moquerie que mérite le ridicule ; comment surtout, en peignant un scélérat, on peut tempérer l’horreur que cause la hideuse dépravation de son âme, par la gaieté qu’excite la plaisante difformité de son masque.</p>
<p>J’aurais voulu retracer l’histoire de la comédie, depuis Molière jusqu’à nos jours. J’aurais dit comment, après la mort de ce grand homme, die ne tarda guère à dégénérer. Je l’aurais montrée, spirituelle et plaisante avec Regnard, mais sans vérité de caractères ni de mœurs ; ingénieuse et originale avec Dufresny, mais d’une gaieté trop peu naturelle, et d’une finesse un peu trop subtile ; vive et franche avec Dancourt, mais peignant les travers du jour avec plus de fidélité que de profondeur, et s’attachant trop à la circonstance pour que ses tableaux fussent d’un intérêt durable. Après avoir payé mon tribut d’estime au <hi rend="i">Grondeur</hi> et <pb n="LXXVI" xml:id="pLXXVI"/> à <hi rend="i">l’Avocat patelin</hi>, ouvrages de la bonne école, et avoir rendu un éclatant hommage à <hi rend="i">Turcaret</hi>, dont le sujet fut indiqué par Molière, et dont l’exécution semble être une émanation de son génie, j’aurais parcouru ces temps de décadence progressive, où Thalie, sérieuse avec Destouches, et métaphysicienne avec Marivaux, finit par pleurer avec La Chaussée. De <hi rend="i">la Métromanie</hi>, chef-d’œuvre de force comique, où malheureusement le travers principal est trop particulier pour que la peinture en soit utile et agréable au grand nombre, et du <hi rend="i">Méchant</hi>, chef-d’œuvre d’élégante diction, où un vice, heureusement passé de mode, s’exprime dans un langage qui est tombé de même en désuétude, je serais arrivé à cette époque d’humiliation, où, tout étant dégradé, rapetissé, appauvri, les institutions et l’esprit public, l’honneur et la morale, les lettres et les arts, la comédie, image trop fidèle de la société, ne reproduisait plus que des caractères effacés, des mœurs relâchées, des vices de convention, des ridicules de coterie et un langage factice. J’aurais alors fait voir comment, à la faveur d’un peu de ressort rendu aux mœurs publiques et privées par l’exemple du vertueux Louis XVI, deux jeunes auteurs, unis d’amitié<note place="bottom">MM. Collin d’Harleville et Andrieux.</note>, ont ramené sur la scène la franchise et la gaieté, compagnes naturelles de la bonne conscience et du bon esprit, et ont fondé cette école nouvelle<note place="bottom">MM. Picard, Duval, Étienne, Roger, de La Ville, Casimir de La Vigne, Casimir Bonjour, et de plus jeunes auteurs qui promettent de suivre dignement leurs traces.</note>, dont les talents trouveront toujours assez de <pb n="LXXVII" xml:id="pLXXVII"/> matière, quand le gouvernement voudra sentir assez sa force pour ne pas les craindre. J’aurais peint avec plaisir le tableau dont je viens de donner une esquisse légère ; mais je ne dois pas reculer volontairement et sans nécessité les limites d’un sujet déjà bien étendu pour mes forces. Ce sujet était Molière et son génie : je m’estimerai trop heureux si l’image que j’en ai tracée n’est pas jugée tout-à-fait indigne du modèle.</p>
<p>Peu de paroles doivent suffire pour assigner à Molière la place qui lui appartient parmi les hommes de génie qui ont instruit ou charmé l’univers. En tous les genres de littérature, nos prosateurs et nos poètes ont été les disciples des écrivains de l’antiquité : quelques-uns les ont égalés ; peu les ont surpassés ; il a suffi à la gloire du plus grand nombre de ne pas rester trop au-dessous d’eux. En tous les genres encore, nos auteurs trouvent, dans ceux des autres nations modernes, des rivaux à qui tantôt ils disputent, tantôt ils enlèvent, tantôt ils cèdent la supériorité. Par la plus glorieuse exception, Molière ne rencontre, en aucun temps, en aucun lieu, ni émule, ni vainqueur. La Grèce et Rome n’ont rien qui lui puisse être comparé : leurs plus fanatiques adorateurs en conviennent. Les peuples nouveaux n’ont rien qu’ils lui puissent opposer : eux-mêmes le reconnaissent sans peine. Pour lui seul, on s’est dépouillé de tout préjugé littéraire, de toute prévention nationale ; et tous les pays, comme <pb n="LXXVIII" xml:id="pLXXVIII"/> tous les siècles, semblent unir leurs voix pour le proclamer Fauteur unique, le poète comique par excellence<note place="bottom">Je ne puis m’empêcher de raconter ici une anecdote que je tiens de Michot, cet acteur si naturel, si franchement comique, qui est mort, il y a peu de temps, retiré du théâtre depuis quelques années. En 1800, Kemble, le fameux acteur anglais, vint à Paris. Les comédiens du Théâtre-Français lui firent fête, et, entre autres politesses, lui donnèrent un dîner splendide. On y parla beaucoup des grands auteurs et des grands acteurs qui ont illustré la scène de Paris et celle de Londres. Il était difficile qu’on n’en vînt pas à disputer un peu sur la prééminence de l’un ou de l’autre pays, sous le rapport de l’art dramatique. Il s’agit d’abord de la tragédie. On dit, de part et d’autre, de fort belles choses sur les deux systèmes et sur les principaux chefs-d’œuvre auxquels ils ont donné naissance. De la question des ouvrages, on passa bientôt à celle des hommes et des époques. Nos comédiens citaient avec orgueil le vieux Corneille. L’Anglais opposait, avec quelque avantage, Shakespeare plus vieux encore. « Messieurs, disait-il à peu près, M. Corneille est sans doute un beau génie ; mais considérez qu’il était né d’un avocat-général à la table de marbre de Rouen, qu’il avait reçu une excellente éducation, et qu’enfin Malherbe était déjà venu donner des lois à votre Parnasse. Shakespeare, au contraire, fils d’un pauvre marchand de laine du comté de Warwick, n’ayant fait presque aucune étude, longtemps réduit à garder des chevaux à la porte d’une salle de spectacle, et vivant dans un siècle à demi-barbare, Shakespeare tira tout de lui-même, et s’éleva, sans aucun secours, à une telle hauteur, que, dans les temps même de savoir et de politesse, il n’a été donné à personne de l’égaler. » Nos comédiens avaient sans doute d’excellentes raisons à opposer, et ils étaient gens à les bien faire valoir ; mais, la courtoisie les obligeant â ne point trop pousser l’étranger à qui ils faisaient honneur, ils semblaient perdre du terrain et renoncer à la victoire, lorsque Michot, venant au secours de la France qui périclitait, élevasolennellement la voix, et dit à Kemble : « Fort bien, monsieur, fort bien ; mais Molière ? que dites-vous de celui-là ? » et Michot crut l’avoir atterré du coup. « Oh ! pour Molière, répondit froidement l’Anglais, c’est autre chose. Molière n’est pas unFrançais. — « Comment ! que dites-vous donc là ? Molière est un Anglais, peut-être ? — Non, Molière n’est pas non plus un Anglais. — C’est fort heureux 1 « Mais, enfin, qu’est-il donc ? — C’est un homme. — Ah ! oui, comme dans<hi rend="i">Tartuffe</hi> :“C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme, enfin ! ”« — Je sais, je sais. Mais, non, messieurs, ce n’est pas là ce que je veux dire. — Qu’est-ce donc ? — Le voici. Je me figure, moi, que Dieu, dans sa bonté, voulant donner au genre humain le plaisir de la comédie, un des plus doux qu’il puisse goûter, créa Molière, et le laissa tomber sur terre, en lui disant : Homme, va peindre, amuser et, si tu peux, corriger tes semblables. Il fallait bien qu’il descendît sur quelque point du globe, de ce côté du détroit, ou bien del’autre, ou bien ailleurs. Nous n’avons pas été favorisés : c’est de votre côté qu’il est tombé. Qu’importe ? Je soutiens qu’il est à nous aussi bien qu’à vous. Est-ce vous seulement qu’il a peints ? est-ce vous seulement qu’il amuse ? Non : il a peint tous les hommes, tous font leurs délices de ses ouvrages, et tous sont fiers de son génie. Les petites divisions de royaumes et de siècles s’effacent devant lui. Tel ou tel pays, telle ou telle époque n’ont pas le droit de se l’approprier. Il appartient à l’univers ; il appartient à l’éternité. » On pense bien que nos comédiens n’eurent rien à répliquer. L’orgueil britannique, se condamnant à l’absurde plutôt que d’avouer notre avantage, et ne le niant que pour le mieux reconnaître, venait de rendre au génie de Molière et à la gloire de la France l’hommage le plus flatteur qu’ils pussent recevoir.</note>.</p>
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<head>Vie de Molière</head>
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<head>Avertissement</head>
<p>Cette <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, dans sa médiocre étendue, comprend tous les faits qui offrent quelque intérêt et quelque garantie : elle n’exclut que les particularités trop futiles, ou venant de sources trop suspectes, que d’autres ont recueillies avec une diligence malheureuse. Mon récit est donc complet. Il eût peut-être gagné à se présenter seul, et j’ose même souhaiter qu’il soit lu sans interruption. Je me suis décidé néanmoins à l’accompagner de notes assez nombreuses, et j’en vais dire le motif. Dans la concision, dans la rapidité de ma narration, j’ai souvent indiqué ou plutôt rappelé par un seul membre de phrase, même par un seul mot, tel fait littéraire, telle anecdote personnelle, tel trait enfin de l’histoire politique ou morale de l’époque, dont j’ai pu croire que le lecteur était informé. Ces expressions qui font allusion à des faits, et quelquefois suscitent tout un ordre d’idées, plaisent aux personnes instruites dont elles sollicitent les souvenirs, et aux personnes réfléchies dont elles exercent l’esprit. Mais il est d’autres lecteurs qui savent moins, ou qui ne se souviennent pas aussi bien ; il en est d’autres encore qui n’admettent volontiers un fait que quand on leur en allègue la preuve, une citation que quand on leur en indique la source. C’est pour apporter à ceux-ci les autorités qu’ils aiment, et pour donner à ceux-là les explications dont ils ont besoin, que j’ai fait un si grand nombre de notes. J’y ai aussi trouvé cet avantage, qu’en donnant quelques détails biographiques sur tous les hommes remarquables avec qui Molière eut des rapports, je faisais, de la Vie de ce grand poète, une sorte d’histoire abrégée de l’époque glorieuse dont il fut un des plus rares ornements. J’ai cru ce petit préambule nécessaire pour repousser loin de moi tout soupçon de m’être complu à transcrire ce qu’on pouvait trouver dans d’autres livres. De toutes les pédanteries et de toutes les vanités, celles de la compilation sont les plus ridicules que je connaisse. <pb n="LXXXIII" xml:id="pLXXXIII"/></p>
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<head>Vie de Molière</head>
<p>Plusieurs des circonstances essentielles de la naissance de Molière ont été plus qu’inexactement rapportées jusqu’à nos jours. Ses nombreux biographes, dont les témoignages peuvent se réduire à un seul, celui du premier d’entre eux, répété fidèlement par tous les autres, le faisaient naître en 1620, dans une maison située sous les piliers des Halles, que son buste, accompagné d’une inscription, désigne encore comme celle où il a reçu le jour. Tous aussi lui donnaient pour mère Anne Boutet ou Boudet. Ce sont autant d’erreurs. Un homme<note place="bottom">M. Beffara, auteur d’une<hi rend="i">Dissertation sur</hi><hi rend="sc">J.-B. Poquelin-Molière</hi>, <hi rend="i">sur ses ancêtres, l’époque de sa naissance</hi>, etc. Paris, 1821. Je ne saurais témoigner à M. Beffara trop de reconnaissance pour l’empressement et le zèle qu’il a mis à me fournir tous les renseignements qui pouvaient m’aider dans mon travail. Je lui dois, entre autres documents précieux, la généalogie de la branche des Poquelin dans laquelle Molière est né. On en trouvera ci-contre un tableau abrégé.</note>, admirateur passionné de Molière, infatigable et scrupuleux dans ses recherches, a fait sortir la vérité ensevelie, depuis plus de deux siècles, dans la poussière de ces vastes dépôts où sont entassés les titres civils des innombrables <pb n="LXXXIV" xml:id="pLXXXIV"/> générations qui se sont succédé dans la capitale. Des extraits d’actes de naissance, de mariage et de décès, parfaitement d’accord entre eux, constatent que Molière naquit ou du moins fut baptisé le 15 janvier 1622, sous le nom de Jean<note place="bottom">On pourrait remarquer que Molière signa, tonte sa vie,<hi rend="i">Jean-Baptiste</hi>, et qu’ainsi il pourrait bien ne pas être l’enfant qui fut baptisé sons le nom de<hi rend="i">Jean</hi>seulement. L’objection serait sans fondement. L’église reconnaît principalement deux saints du nom de<hi rend="i">Jean</hi>, savoir, Jean Baptiste, et Jean l’Évangéliste. On peut indifféremment joindre on ne joindre pas à leurs noms les qualifications qui les distinguent ; et la fête de Saint-Jean-Baptiste est appeléesimplement,<hi rend="i">la Saint-Jean</hi>. Santeuil, de même que Molière, fut toujours appelé<hi rend="i">Jean-Baptiste</hi>, et son extrait de baptême porte le nom de<hi rend="i">Jean</hi>seulement.</note> ; que son père, Jean Poquelin, tapissier, demeurait alors rue Saint-Honoré, probablement près la croix du Trahoir, et que sa mère, fille d’un autre tapissier, demeurant aux Halles, se nommait Marie Cressé<note place="bottom"><p>Extrait baptistaire de Molière, tiré des registres de la paroisse Saint-Eustache.</p><quote><p>« Du samedi 15 janvier 1622, fut baptisé Jean, fils de Jean Poquelin, tapissier, et de Marie Cressé, sa femme, demeurant rue Saint-Honoré : le parrain, Jean Poquelin, porteur de grains ; la marraine, Denise Les-cacheux, veuve de feu Sébastien Asselin, vivant marchand tapissier. »</p></quote><p>Dans cet acte de baptême, le jour de la naissance n’est point indiqué. M. Picard, mon ami et mon confrère à l’Académie Françoise, frappé de cette omission, y voit une raison de s’en tenir à la tradition qui fait naître Molière en 1620. Mais, suivantun acte, découvert aussi par M. Beffara, le père et la mère de Molière furent fiancés et mariés neuf mois avant l’époque de son baptême. Faudrait-il donc croire, 1º qu’il fût né plus d’un an avant le mariage de ses parents ? 2º que ceux-ci, en se mariant, eussent négligé de le reconnaître et de le faire baptiser ? Il est cent fois plus naturel de penser qu’il y eut négligence de la part du prêtre, rédacteur de l’acte.</p></note>. Ces découvertes ont en soi peu d’importance ; <pb n="LXXXV" xml:id="pLXXXV"/> elles n’ajoutent rien à la gloire de Molière, que rien ne peut augmenter ; mais cette gloire même les protège de son éclat, et elle doit en rehausser le prix à tous les yeux.</p>
<p>Le jeune Poquelin, à qui son père voulait transmettre en même temps son état et sa charge de valet de chambre-tapissier du roi, reçut une première éducation conforme à cette destination. Outre son métier, dont il fit l’apprentissage dans la boutique de son père, il ne savait encore, à quatorze ans, que lire, écrire et compter autant qu’il le fallait pour les besoins d’une telle profession. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="grand-pere-origine-vocation"/>Heureusement il avait un grand-père maternel qui aimait fort la comédie, et le menait souvent à l’Hôtel de Bourgogne. Il est permis de croire que cette circonstance, tout accidentelle, ne fut pas sans influence sur sa destinée<milestone type="anecdoteEnd"/>. <milestone type="commentStart" corresp="#grand-pere-origine-vocation"/>Qui pourrait dire ce que fût devenu son génie, si, entièrement renfermé dans les travaux d’une industrie purement matérielle, il fût arrivé ainsi jusqu’à cet âge où les plus heureuses dispositions s’oblitèrent faute d’exercice, et périssent ignorées de celui même qui en était doué ? On a dit que l’aspect d’une horloge avait révélé à Vaucanson, dans son jeune âge, qu’il était né pour la mécanique. Comment, à la vue des jeux du théâtre, l’enfant qui devait être un jour Molière, n’aurait-il pas éprouvé quelques transports sympathiques, et, pour ainsi dire, reçu quelques avertissements intérieurs ? Quoi qu’il en soit, il conçut dès lors un invincible dégoût pour son état, et un désir ardent d’acquérir l’instruction dont il se sentait privé.<milestone type="commentEnd"/> Il sollicita, et il obtint de ses <pb n="LXXXVI" xml:id="pLXXXVI"/> parents, non sans beaucoup de peine, qu’ils le fissent étudier. Placé dans une pension, il suivit, comme externe, les cours du collège de Clermont, devenu depuis le collège de Louis-le-Grand, et dirigé dès lors par les jésuites. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-condisciple-conti"/>Sa bonne fortune lui donna pour camarade de classes Armand de Bourbon, prince de Conti<note place="bottom">Armand de Bourbon, prince de Conti, né Paris en 1629, et mort à Pézenas en 1666. Il était frère du grand Condé et de la duchesse de Longueville. Faible et contrefait, il avait étudié la théologie pour entrer dans l’Église. Il y renonça pour faire la guerre civile ; et, après avoir combattu contre son frère, il fut enfermé au Havre avec loi par ordre de Mazarin. Vers la fin de sa vie, il tomba dans une dévotion excessive. Ce fut alors qu’il composa un <hi rend="i">Traité de la Comédie et des Spectacles, selon la tradition de l’Église</hi>, qui ne fut imprimé qu’après sa mort, Paris, 1667, In-8º.</note>, de qui nous le verrons recevoir plus tard quelques marques utiles d’un souvenir affectueux.<milestone type="anecdoteEnd"/> Ce fut aussi un bonheur pour lui d’avoir Chapelle<note place="bottom">Claude-Emmanuel Luillier Chapelle, né en 1616, près Paris, au village de La Chapelle, dont le nom lui fut donné, et mort à Paris en 1686. Sa liaison avec Molière et son <hi rend="i">Voyage</hi>avec Bachaumont l’ont rendu célèbre. Il en sera parlé plus loin avec plus de détail.</note> pour condisciple. Il lui inspira un attachement plus profond, plus dévoué que ne semblait le comporter l’insouciante légèreté de son caractère, et il dut à cette liaison l’inestimable avantage d’entendre les leçons d’un des plus grands philosophes de cette époque. Chapelle était fils naturel de Luillier, riche magistrat, qui, ne pouvant lui laisser son nom, avait voulu lui laisser mieux encore, le moyen de s’en faire un Luillier avait donné à son fils pour précepteur le <pb n="LXXXVII" xml:id="pLXXXVII"/> célèbre Gassendi<note place="bottom">Pierre Gassendi, né près de Digne en 1592, mort à Paris en 1655. Il fut l’adversaire de la philosophie de Descartes et le restaurateur de la philosophie d’Épicure. J.-B. Morin, l’astrologue, qui écrivit contre lui, l’accusait de partager les sentiments d’Épicure en ce qui concerne la religion ; et, comme on lui objectait la piété exemplaire de Gassendi, il répondait : « C’est qu’il dissimule,<hi rend="i">metu atomorum ignis</hi>(dans la crainte des « atomes du feu »).</note>, et pour compagnon d’études un enfant pauvre, Bernier<note place="bottom">François Bernier, né à Angers, et mort à Paris en 1688.Après avoir étudié la médecine, il se mit à voyager. Il séjourna douze ans dans l’Inde. À son retour, Louis XIV lui demanda quel était, de tous les pays qu’il avait vus, celui qu’il aimerait le mieux habiter.<hi rend="i">La Suisse, Sire</hi>, répondit-il. Le roi lui tourna le dos. Ses<hi rend="i">Voyages</hi>sont toujours estimés : il n’en est pas de même de son<hi rend="i">Abrégé de la Philosophie de Gassendi</hi> en sept volumes. Il disait à Saint-Évremont, en parlant de la mortification des sens :<hi rend="i">Je vais vous faire une confidence que je ne ferais pas à madame de La Sablière, à mademoiselle de L’Enclos même, que je tiens d’un ordre supérieur : je dirai que l’abstinence des plaisirs me paraît un grand péché.</hi>Pourquoi aurait-il craint de faire cette confidence à Ninon ? il eût peu risqué d’être contredit.Il habita, ainsi que La Fontaine, chez madame de La Sablière, et il aida Boileau dans la composition du fameux<hi rend="i">Arrêt burlesque contre une inconnue nommée la Raison</hi>.</note>, que devaient rendre fameux un jour ses voyages dans l’Inde. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-eleve-gassendi"/>Gassendi, frappé de l’intelligence vive et pénétrante du jeune Poquelin, l’admit aux leçons particulières qu’il donnait à ses deux élèves.<milestone type="anecdoteEnd"/> Hesnault<note place="bottom">Jean Hesnault, fils d’un boulanger, né à Paris, et mort dans cette ville, en 1682. On ade lui quelques pièces de vers dont les plus célèbres sont l’Invocation à Vénus, traduite de Lucrèce, le sonnet de l’Avorton, et un autre sonnet, meilleur, quoique moins fameux, que lui inspira contre Colbert la disgrâce de Fouquet, dont il était le protégé. On parla de ce sonnet à Colbert, qui demanda si le roi y était offensé. N<hi rend="i">on</hi>, lui répondit-on.<hi rend="i">Je ne le suis donc pas</hi>, reprit-il. Hesnault passe pour avoir enseigné à madame Déshoulières l’art de la poésie.</note>, connu de la postérité par quelques <pb n="LXXXVIII" xml:id="pLXXXVIII"/> vers heureux, fut appelé aussi à les partager. Cyrano de Bergerac<note place="bottom">Savinien Cvrano de Bergerac, né vers 1620 en Périgord, et mort à Paris en 1655. Il était fort brave et fort querelleur, On le soupçonna d’impiété : quelques vers, en effet, très-hardis de sa tragédie d’<hi rend="i">Agrippine</hi>pouvaient y avoir donné lien. Sa comédie du <hi rend="i">Pédant joué</hi>représentée en 1654 eut beaucoup de succès. Ses autres ouvrages sont un <hi rend="i">Voyage de la Lune</hi>et une <hi rend="i">Histoire comique des États et Empires du Soleil</hi>.</note>, avec la confiance présomptueuse et entreprenante commune à tous les hommes de son pays, vint s’y associer de lui-même, et fut toléré malgré son humeur déjà turbulente. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-nie-plagiat-pedant-joue"/>Molière, dans la suite, lui prit deux scènes de sa comédie du <hi rend="i">Pédant joué</hi> : c’était comme une suite de cette habitude qu’ont au collège les enfants liés entre eux d’amitié de mettre en commun tout ce qu’ils possèdent ;<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-nie-plagiat-pedant-joue"/>et Molière appelait cela lui-même <hi rend="i">reprendre son bien ou il le trouvait.</hi><milestone type="anecdoteEnd"/> Les cinq condisciples profitèrent tous, mais diversement et chacun à sa manière, des sages et savants entretiens de Gassendi. Bernier écrivit, pour la défense du système des atomes, de nombreux volumes qui ne le soutinrent pas, et qui tombèrent eux-mêmes dans l’oubli. Cyrano, puisant à cette source de fausses notions de physique qu’il mêlait aux créations burlesques de son imagination, parcourut en esprit <hi rend="i">les États et Empires</hi> de la Lune et du Soleil. Hesnault, traduisant en vers l’Invocation à Vénus, de Lucrèce, et tout ce que présentent en faveur du matérialisme les chœurs de Sénèque le tragique, se fit <pb n="LXXXIX" xml:id="pLXXXIX"/> soupçonner, pour le moins, d’un vif attachement au dogme d’Épicure, qui niait la Divinité, ou la condamnait à l’incurie<note place="bottom">Suivant Bayle, « <quote> Hesnault se piquait d’athéisme, et faisait parade de son sentiment avec une fureur et une affectation abominable. Il avait composé trois différents systèmes de la mortalité de l’âme, et avait fait le voyage de la Hollande exprès pour voir Spinosa… À sa mort, les choses changèrent bien : il se convertit, et voulait porter les choses à l’excès. »</quote>II paraît qu’il avait entrepris, ainsi que Molière, de traduire en entier le poème de Lucrèce. Il sacrifia, dit-on, son travail par un scrupule de religion ; et, si l’Invocation à Vénus a été conservée, c’est que des amis de l’auteur en avaient des copies entre les mains.</note> ; et Chapelle, n’ayant guère retenu des préceptes de ce grand philosophe, que celui qui prescrivait la volupté, l’interpréta, dans sa vie comme dans ses vers, plutôt à la manière d’Horace qu’à celle de Gassendi. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-eleve-gassendi"/>Molière fut incontestablement celui qui sut faire le meilleur choix, dans la doctrine du sage de Samos, enseignée par le théologal de Digne. En écoutant l’homme qui avait combattu, et souvent avec succès, Aristote et Descartes, ces deux grandes puissances rivales de la philosophie antique et de la philosophie moderne, il contracta l’habitude de ne soumettre sa raison à aucune autre autorité qu’à celle de la vérité démontrée. La morale d’Épicure, presque également calomniée par ses sectateurs et par ses adversaires, mais vengée des uns et des autres par les écrits et surtout par les mœurs du vertueux Gassendi, cette morale fut, celle que le jeune Poquelin adopta dès lors, et qu’il professa toujours. Quant à la physique des atomes, pour être plus ancienne que celle des tourbillons, elle ne dut pas lui en paraître moins chimérique ; et tout porte à <pb n="XC" xml:id="pXC"/> croire que, sur ce point, il ne demeura pas fidèle aux enseignements de son maître.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#domestique-detruit-traduction-lucrece"/>Il lui en resta toutefois une certaine prédilection pour le poème de Lucrèce, dont il entreprit la traduction, probablement après sa sortie du collège. Ayant senti avec raison que les détails philosophiques ne se prêteraient pas, sans de trop grands sacrifices, à recevoir les formes de notre poésie, il s’était, dit-on, contenté de les exprimer en une prose fidèle, et il avait réservé le langage des vers pour les seules descriptions poétiques.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="domestique-detruit-traduction-lucrece"/>On a raconté qu’un valet ayant déchiré par mégarde quelques feuillets de cette traduction, il jeta au feu, de dépit, tout ce qu’il en avait fait.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#domestique-detruit-traduction-lucrece"/>Il importe peu de savoir au juste comment fut perdu un ouvrage peu regrettable sans doute. <milestone type="commentEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-refuse-lire-traduction-en-public"/>Molière semblait lui-même en être médiocrement satisfait.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-refuse-lire-traduction-en-public"/>Un jour qu’il devait en faire lecture en société, on pria d’abord Boileau de réciter sa satire II, adressée à Molière même<note place="bottom"><p>C’est dans cette satire que Boileau dit, en parlant d’un esprit sublime :</p><quote><l>Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire,</l></quote><p>À cet endroit, Molière dit à Boileau, en lui serrant la main :<hi rend="i">Voilà la plus belle vérité que vous ayez jamais dite. Je ne suis pas du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais, tel que je suis, je n’ai rien fait en ma vie dont je sois véritablement content.</hi></p></note>. Molière, craignant alors que sa traduction ne fût pas assez belle pour soutenir les louanges qu’il venait de recevoir, ne voulut plus la lire, et fit entendre à la place le premier acte de la comédie du <hi rend="i">Misanthrope</hi>, à laquelle il travaillait en ce moment, et où, pour le dire en <pb n="XCI" xml:id="pXCI"/> passant, sont placés les seuls vers qu’il ait conservés de cette traduction.<milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>Entré au collège presque à l’âge où communément on est près d’en sortir, le jeune Poquelin, dont l’intelligence, naturellement supérieure à celle de ses condisciples, était aussi plus formée, avait, en cinq années, fourni toute la carrière des études, depuis les premières humanités jusqu’à la philosophie inclusivement.</p>
<p>Dès qu’il fut rentré dans la maison de son père, celui-ci, qui ne pouvait plus, à cause de ses infirmités, remplir sa charge de valet-de-chambre-tapissier du roi, lus en fit obtenir la survivance et exercer les fonctions. Il fut obligé, en conséquence, de suivre Louis XIII dans le voyage que ce prince fit à Narbonne, en 1642. La cour, à cette époque, était un théâtre d’intrigues sanglantes. La conspiration de Cinq-Mars venait d’être découverte. Cet imprudent favori d’un roi pusillanime fut abandonné par lui à un ministre despotique et implacable, qui semblait avoir moins à cœur de punir les complots contre l’état que les entreprises contre son pouvoir. Richelieu, traînant sur le Rhône, de Tarascon à Lyon, sa victime enchaînée sur un bateau remorqué par celui qui le portait lui-même ; Cinq-Mars décapité sans obtenir un regret de son maître, qui, la montre en main, attendait l’instant précis où devait tomber sa tête<note place="bottom">Le roi, qui appelait son favori, <hi rend="i">cher ami</hi>, dit, en tirant sa montre à l’heure marquée pour l’exécution : <hi rend="i">je crois que cher ami fait à présent une vilaine mine</hi>. C’est une anecdote transmise par les courtisans de ce temps-là.</note> ; le jeune <pb n="XCII" xml:id="pXCII"/> de Thou, subissant le même supplice pour n’avoir pas commis le plus lâche des crimes, celui de dénoncer son ami ; Monsieur, qui ne savait que conduire les siens à l’échafaud et les y laisser<note place="bottom">Gaston ayant donné la main à un de ses favoris qui avait peine à descendre d’une espèce d’estrade sur laquelle il était monté, je ne sais quel grandseigneur loi dit :<hi rend="i">Voilà, Monsieur, le premier de vos amis que vous ayez aidé à descendre de l’échafaud.</hi></note>, retombant dans la nullité honteuse d’où il n’aurait jamais dû sortir ; enfin, cette odieuse exécution terminée, le monarque et le ministre, tous deux moribonds, rentrant dans Paris pour y mourir tous deux à cinq mois de distance l’un de l’autre : tels sont les acteurs et les principaux incidents du drame politique auquel Poquelin assista. Bien jeune encore, mais doué du génie de l’observation, et chargé d’un service domestique qui l’approchait de la personne du roi et de ses premiers courtisans, il ne manqua sûrement pas d’étudier le jeu des caractères, des intérêts et des passions qui s’agitaient sous ses yeux.</p>
<p>Poquelin revint à Paris avec la cour. D’après des témoignages dignes de confiance, il paraît qu’il alla étudier en droit aux écoles d’Orléans, et qu’il se fit recevoir avocat. Cette profession noble et généreuse pouvait plaire à son cœur ; et ce talent de parler en public, qu’il sentait en lui, et dont il aima, depuis, à faire preuve en toute occasion, semblait lui promettre des succès dans la carrière du barreau. Mais, pour la gloire et les plaisirs de la France, une vocation plus réelle l’entraîna vers le théâtre.</p>
<p><pb n="XCIII" xml:id="pXCIII"/> La passion du cardinal de Richelieu pour les amusements dramatiques s’était communiquée à la nation ; et de toute part, s’élevaient des théâtres particuliers où l’on allait applaudir indistinctement Rotrou et Desmarets, Corneille et Scudéri. Poquelin réunit plusieurs jeunes gens qui avaient ou croyaient avoir du talent pour la déclamation. Cette société, qui éclipsa bientôt toutes les sociétés rivales, fut appelée <hi rend="i">l’Illustre Théâtre.</hi> La troupe avait joué d’abord pour son amusement et celui des autres : elle crut bientôt pouvoir mettre un prix au plaisir qu’elle procurait ; mais, ce qu’elle aurait dû prévoir, les représentations payées furent beaucoup moins suivies que les représentations gratuites. Poquelin fut, dès ce moment, comédien de profession. Ce fut alors qu’il prit le nom de Molière<note place="bottom">Voltaire dit qu’il y avait déjà un comédien appelé Molière, auteur de la tragédie de<hi rend="i">Polyxène</hi>. Voltaire se trompe doublement. Le Molière dont il parle n’était pas comédien, et sa<hi rend="i">Polyxène</hi>était un roman, et non une tragédie. Racan a fait un sixain pour être mis en tête de cet ouvrage (voir<hi rend="i">Œuvres de Racan</hi>, tome II, page 211). François de Molière, sieur d’Essertines, auteur de<hi rend="i">Polyxène</hi>, publia, en 1620, un autre roman intitulé<hi rend="i">la Semaine amoureuse</hi>. Le nom de Molière fut aussi porté, du vivant de Poquelin, par un homme<hi rend="i">de la musique du roi</hi>, dont j’ai lu quelques méchants vers. Enfin, on voit figurer un autre Molière parmi les danseurs de profession qui exécutaient, avec Louis XIV et les personnes de sa cour, les ballets pour lesquels Benserade faisait des vers.</note>, afin sans doute que ses parents n’eussent pas à lui reprocher de traîner et de prostituer le leur sur des tréteaux. Si nous sourions aujourd’hui de cette délicatesse bourgeoise, c’est par une espèce d’anachronisme, c’est en déplaçant les époques et en confondant <pb n="XCIV" xml:id="pXCIV"/> les idées. Molière, à son début, n’était qu’un comédien sans renom et encore sans talent, légitime sujet d’inquiétude et de chagrin pour sa famille, dont l’honnête obscurité ne pouvait prévoir quelle glorieuse illustration elle recevrait un jour de son génie comme poète comique.</p>
<p>Les troubles de la Fronde vinrent interrompre ces jeux. Molière disparaît dans cette ridicule tempête, et ne doit plus se remontrer qu’à l’époque où l’autorité royale aura reconquis ses droits par des transactions plus victorieuses que ses armes.</p>
<p>Ce temps d’inaction, ou du moins d’obscurité, ne dut pas être perdu pour ses études comiques. Il avait vu les dernières cruautés d’un ministre impétueux et inflexible : il fut témoin des artifices d’un ministre souple et patient, qui cédait le terrain à ses ennemis sans rien perdre de son pouvoir ; divisait ceux qu’il n’avait pu abattre ; et se procurait, en semant l’or et les promesses mensongères, des succès plus assurés que son terrible prédécesseur en répandant des flots de sang ; qui, banni deux fois de la France, continuait à la gouverner du fond de son exil ; et, rentrant, aux acclamations universelles, dans la capitale où l’on avait mis sa tête à prix, affermissait et même ennoblissait par la modération un triomphe obtenu par l’intrigue. Durant ces Saturnales de la Régence, la nation elle-même offrait le spectacle le plus curieux. Les sombres fureurs de la Ligue étaient loin ; mais, des mains puissantes de Richelieu, les rênes de l’état ayant passé aux mains plus faibles de Mazarin, <pb n="XCV" xml:id="pXCV"/> les grands et les magistrats en sentirent trop la différence, et, pouvant en jouir sagement, ils aimèrent mieux en abuser. On déclara, au nom du roi, la guerre au roi lui-même. Les grands, les princes se partagèrent entre les deux camps. Des hommes de robe se firent hommes d’épée. Un prélat, portant pour bréviaire un poignard, fut colonel d’un régiment levé à ses frais. Une princesse, cousine du jeune roi, devenue <hi rend="i">générale d’armée</hi>, eut pour <hi rend="i">maréchales de camp</hi> des dames de son palais. D’autres femmes, faisant de l’amour une affaire de parti et un instrument de faction, retiraient ou accordaient leurs faveurs pour punir ou pour payer des défections politiques. Cependant les bourgeois sortaient de leurs maisons, les marchands de leurs boutiques, les artisans de leurs ateliers, pour aller, soldats novices, se faire battre à la première rencontre, et essuyer des railleries à leur retour. Dans cette guerre, moitié sérieuse, moitié bouffonne, les poèmes satiriques et burlesques tenaient lieu de manifestes et de relations ; on lançait autant d’épigrammes qu’on droit de coups de mousquet ; et les couplets de chanson consolaient les vaincus en faisant rire aux dépens des vainqueurs. En ces jours de folie, de désordre et d’intrigue, où tout était contraste, déplacement et confusion dans les hommes comme dans les choses, où la France présentait plutôt l’image d’une troupe d’écoliers mutinés contre leur maître, que d’un grand peuple révolté contre son souverain, que de vices, de travers, de ridicules venaient étourdiment s’offrir aux regards de Molière et provoquer son génie observateur.</p>
<p><pb n="XCVI" xml:id="pXCVI"/> On ignore à quelle époque précise il quitta Paris pour parcourir la province. Des traditions peu certaines le montrent à Bordeaux, de 1646 à 1650, recevant du duc d’Épernon un accueil fort bienveillant, et faisant jouer sans succès une tragédie de sa composition, intitulée <hi rend="i">la Thébaïde</hi>, dont il donna plus tard le sujet et peut-être le plan au jeune Racine. Les meilleurs comédiens de <hi rend="i">l’Illustre-Théâtre</hi>, Duparc, dit Gros-René, les deux frères Béjart et Madeleine Béjart, leur sœur, faisaient partie de la troupe errante dont il était le chef. Ils allaient représentant de ville en ville les tragédies et les comédies du temps. Molière, pour varier les plaisirs des spectateurs, composait à la hâte de petites pièces bouffonnes, qui étaient jouées <hi rend="i">à l’improvisade</hi>, comme les farces italiennes, dont elles n’étaient souvent qu’une imitation. On a récemment publié deux de ces pièces, les seules qui aient été conservées, <hi rend="i">le Médecin volant</hi> et <hi rend="i">la Jalousie du Barbouillé</hi>, dont l’une est l’ébauche du <hi rend="i">Médecin malgré lui</hi>, et l’autre le canevas du troisième acte de <hi rend="i">George Dandin</hi>, et qui toutes deux offrent un certain nombre de traits que Molière a transportés dans plusieurs de ses comédies.</p>
<p>En 1653, Molière était à Lyon. Sa première comédie régulière, <hi rend="i">l’Étourdi</hi>, y fut représentée avec beaucoup de succès. À son arrivée dans cette ville, il y avait trouvé une autre troupe de comédiens, que le public abandonna promptement pour la sienne, et dont les principaux sujets s’attachèrent à sa fortune.</p>
<p><pb n="XCVII" xml:id="pXCVII"/> Ce fou de d’Assoucy<note place="bottom">Charles Coypeau d’Assoucy, né à Paris vers 1604, et mort dans la même ville vers 1679, âgé d’environ soixante-quatre ans. Il s’appelait lui-même<hi rend="i">Charles d’Assoucy, Empereur du burlesque, premier du nom</hi>. Il fut attaché, comme musicien et comme poète, au service de la duchesse de Savoie, fille de Henri IV, ensuite à celui de Louis XIII et de Louis XIV enfant, qu’il divertissait par ses vers bouffons. On a de lui,<hi rend="i">l’Ovide en belle humeur, le Ravissement de Proserpine</hi>, et<hi rend="i">le Jugement de Paris</hi> ; en outre, un volume de<hi rend="i">Rimes</hi>, et quatre volumes de ses<hi rend="i">Aventures</hi>et de sa<hi rend="i">Prison</hi>.</note>, <hi rend="i">l’Empereur du burlesque</hi>, courait alors aussi la province, avec son luth, son théorbe, et ses deux petits pages ou <hi rend="i">enfants de musique</hi>, société suspecte qui lui valut les épigrammes de Chapelle, et, ce qui était beaucoup plus sérieux, un emprisonnement au Châtelet, d’où il faillit être envoyé en place de Grève. Il rencontra Molière à Lyon ; de là il le suivit à Avignon, puis à Pézenas<note place="bottom">Molière, dit-on, pendant le temps qu’il joua la comédie à Pézenas, allaittous les samedis, dans l’après-dînée, chez un barbier dont la boutique était ce jour-là, à cause du marché, le rendez-vous d’une foule d’hommes de la ville et de la campagne. Dana un coin de cette boutique, était un grand fauteuil de bois, auquel était fixé un tronc destiné à recevoir le prix des barbes. Molière s’emparait de ce siège, et se chargeait de faire la recette. Un tel passe-temps, assez peu digne de loi en apparence, n’était pas sans utilité pour son art. Il étudiait l’humeur, l’esprit, le langage, le geste des hommes de tonte condition, qui venaient, pour ainsi dire, passer en revue devant lui. Le fauteuil en question existe encore àPézenas ; et l’on croit, dans cette ville, au<hi rend="i">fauteuil de Molière</hi>, comme, à Montpellier, on croit à la robe de Rabelais. Il existe, à la Comédie française, un autre<hi rend="i">fauteuil de Molière</hi>. Suivant une tradition conservée dans la famille qui, depuis Molière même, a fourni des concierges au théâtre, ce fauteuil est celui où il s’est assis dans le rôle d’Argan. Il sert encore pour les représentations du<hi rend="i">Malade imaginaire</hi>.</note> et enfin à Narbonne. Comme il perdait <pb n="XCVIII" xml:id="pXCVIII"/> toujours au jeu le peu d’argent qu’il avait, la maison de Molière et des Béjart devint la sienne. Il faut laisser parier sa reconnaissance.<quote> « Quoique je fusse chez eux, dit-il, je pouvais bien dire que j’étais chez moi. Je ne vis jamais tant de bonté, tant de franchise, ni tant d’honnêteté que parmi ces gens-là, bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages des princes qu’ils représentent tous les jours sur le théâtre. »</quote> Après avoir vécu trois mois à Lyon, avec eux, <hi rend="i">parmi les jeux, la comédie et les festins</hi>, il demeura <hi rend="i">six bons mois</hi> encore à Pézenas, dans leur maison, qu’il appelle cette fois une <hi rend="i">Cocagne</hi> ; et l’on a peine à concevoir comment il put jamais se résoudre à <hi rend="i">quitter ces charmants amis</hi><note place="bottom"><p>Ces détails sont tirés du chapitre IX des<hi rend="i">Aventures de M. d’Assoucy</hi>, 1 vol. in-12, Paris, 1677. On voit, dans un autre ouvrage du même auteur, intitulé<hi rend="i">Aventures d’Italie</hi>, 1 vol. in-12, Paris, 1699, qued’Assoucy et Molière se rencontrèrent aussi à Béziers. D’Assoucy raconte qu’ayant fait chanter une chanson de sa composition, devant la duchesse de Savoie, par Pierrotin, Son page de musique, celui-ci, qui avait perdu la voix à force de boire, s’acquitta au plus mal de la commission ; et il ajoute :<quote>« Vous, M. de Molière, qui fîtes à Béziers le premier couplet de cette chanson, oseriez-vous bien dire comment elle fut exécutée, et l’honneur que votre Muse et la mienne reçurent en cette rencontre ? Oui, je vous le dirai, écoutez : qui a jamais ouï miauler un chat quand il donne une sérénade à sa maîtresse, ou grogner un cochon quand il fait un compliment à une truie, a ouï chanter comme Pierrotin chanta votre chanson et la mienne. »</quote>D’Assoucy, qui tire vanitéde ses plus méchant vers, et qui ne fait pas grâce au lecteur de son plus plat impromptu, n’aurait certainement pas attribué à Molière un couplet d’une de ses chansons, si celui-ci n’en eut pas été véritablement l’auteur. Ce couplet, le voici :</p><quote><l>Loin de moi, loin de moi, tristesse,</l><l>Sanglots, larmes, soupirs !</l><l>Je revois la princesse</l><l>Qui fait tous nos désirs.</l><l>Ô célestes plaisirs !</l><l>Doux transports d’allégresse !</l><l>Viens, mort, quand tu voudras,</l><l>Me donner le trépas :</l><l>J’ai revu ma princesse.</l></quote></note>.</p>
<p>Armand de Conti, qui aimait la comédie en homme <pb n="XCIX" xml:id="pXCIX"/> de goût, la protégeait en prince, et devait, à la fin de ses jours, la combattre en casuiste, avait plusieurs fois fait venir, à son hôtel à Paris, son ancien condisciple, chef alors de <hi rend="i">l’Illustre Théâtre</hi>, pour donner des représentations. Le roi l’ayant envoyé en 1654 tenir les états de Languedoc, il engagea Molière à se rendre auprès de lui à Béziers avec sa nouvelle troupe. Chargé d’amuser la ville, les états et le prince, Molière fit passer en revue devant eux toutes les pièces de son répertoire, et il l’enrichit du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi>, qui reçut un accueil très favorable. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-refuse-poste-conti"/>Le prince, de plus en plus charmé de son esprit et de son caractère, lui offrit, dit-on, la place de secrétaire de ses commandements, que venait de laisser vacante la mort de Sarrasin<note place="bottom">Jean-François Sarrasin, né près de Caen en 1603, mort à Pézenas en décembre i654. Poète et prosateur ingénieux, ses principaux ouvrages sont,<hi rend="i">Dulot vaincu</hi>, on<hi rend="i">la Défaite des Bouts-rimés</hi>, poème héroï-comique, la<hi rend="i">Pompe funèbre de Voiture</hi>, et la<hi rend="i">Conspiration de Walstein</hi>. Secrétaire des commandements du prince de Conti, il avait contribué à son mariage avec une nièce de Mazarin, et ce mariage ne fut pas heureux. Segrais raconte qu’on jour le prince, dans un accès de colère causé par ce souvenir, eut la brutalité de frapper Sarrasin à la tempe avec des pincettes. Peu de temps après, ce poète mourut de chagrin, on peut-être même des suites du coup. On conçoit que Molière fut peu empressé de le remplacer auprès d’un maître qui avait la main si prompte et si meurtrière.</note> ; et il ne la voulut point <pb n="C" xml:id="pC"/> accepter.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-refuse-poste-conti"/>Qui put lui faire préférer à ce poste tranquille, avantageux et honorable, la vie inquiète, nécessiteuse et presque humiliante de comédien de campagne ? Son génie, sans doute, qui le retenait invinciblement dans la carrière où il devait s’illustrer ; sa passion pour la gloire, qui venait de lui faire goûter ses premières faveurs ; le scrupule, a-t-on dit, qu’il se faisait de laisser là de pauvres comédiens amenés de loin, qui s’étaient fiés à son sort, dont le leur semblait entièrement dépendre ; peut-être aussi d’autres motifs moins nobles, tels que l’empire de certaines liaisons, et un peu de goût pour cette existence errante et agitée, mêlée de loisir et de travail, de plaisir et de peine, d’abondance et de détresse, qui, malgré son asservissement réel, offre à la folle jeunesse la séduisante image de l’indépendance.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p>Si j’ai employé la forme du doute pour parler des relations amoureuses de Molière, c’est, que rien n’est assuré à cet égard. On a beaucoup répété que, se trouvant, dans le principe, uni d’intérêt avec les Béjart, il avait bientôt formé avec la sœur une liaison plus intime et plus tendre ; que, par la suite, ayant admis à la fois dans sa troupe mademoiselle de Brie et mademoiselle du Parc, il avait offert à celle-ci des hommages qui avaient été orgueilleusement rebutés ; que, s’étant alors tourné vers la première, il en avait été reçu plus favorablement ; et <pb n="CI" xml:id="pCI"/> que la fière du Parc, quand elle l’eut vu dans le chemin de la gloire et de la fortune, avait inutilement essayé de rattraper ce cœur qu’elle avait dédaigné. On n’a pas craint d’ajouter que, lorsque l’humeur coquette et hautaine de sa femme l’eut forcé à rompre tout commerce avec elle, mademoiselle de Brie, toujours bonne et de composition facile, lui avait encore, en cette occasion, prêté le secours de ses tendres consolations. Dans ces arrangements peu délicats, il n’y a rien qui répugne absolument à l’idée qu’on peut se faire des mœurs d’une troupe de comédiens ; mais, pour attribuer affirmativement de telles habitudes à un homme tel que Molière, il faudrait au moins en avoir quelque bon garant ; et, pour la plupart de ces détails, on n’en a jamais eu d’autre qu’un libelle méprisable, imprimé, pour la première fois, à l’étranger, en 1688, sous le titre de <hi rend="i">la Fameuse Comédienne</hi>, ou <hi rend="i">Histoire de la Guérin, auparavant femme et veuve de Molière</hi>, libelle dont l’auteur, qu’on assure être une femme et une comédienne (madame Boudin), mêlant beaucoup de faussetés calomnieuses à quelques faits d’une vérité triviale, a poussé l’impudence de la diffamation jusqu’à imputer à Molière une passion infâme pour le jeune Baron<note place="bottom">Lapremière édition de ce libelle parut, en 1688, à Francfort, chez Frans Rottenberg. Il en fut fait plusieurs autres, dont une, intitulée<hi rend="i">les Intrigues de Molière et celles de sa femme</hi>, est purgée d’une assez grande partie des infamies que contient la première, surtout en ce qui regarde Baron. On a fait à La Fontaine l’injure de lui attribuer cette coupable production. Feu M. Barbier, auteur du<hi rend="i">Dictionnaire des Anonymes</hi>, la met sur le compte d’une madame Boudin, dont le nom, en effet, se trouve inscrit à la main au titre d’un exemplaire appartenant à la bibliothèque de la Ville.</note>. Il y a, dans la littérature, <pb n="CII" xml:id="pCII"/> une espèce d’hommes qui ont, avant tout, le respect et la superstition de ce qu’ils appellent les livres c’est-à-dire des livres assez mauvais pour être restés fort rares. Cette rareté seule est tout le fondement de leur foi : ils ne peuvent douter de ce qu’ils lisent dans un volume dont il existe peu d’exemplaires ; et, plus le contenu en est absurde ou scandaleux, plus il obtient leur confiance. Voilà les sources impures où ils vont puiser les contes ineptes dont ils barbouillent la vie des écrivains célèbres, et les interprétations ridicules dont ils obscurcissent leurs ouvrages<note place="bottom">C’est ainsi que l’abbé Lenglet Dufresnoy, commentateur et biographe de Marot, voulant, à toute force, d’après je ne sais quels méchants écrits et quelles traditions mensongères, quele poète eût été l’amant aimé de toutes les grandes dames de son temps, explique ses vers par les mêmes faussetés dont il a rempli son histoire.</note>. Fiers de posséder ces trésors de sottise et de saleté, ils parlent dédaigneusement de ceux qui n’en parlent pas, et ils leur reprochent de les ignorer. Ils se trompent encore en ce point ; car les véritables hommes de lettres les connaissent, quoiqu’ils ne s’en vantent pas ; et c’est parce qu’ils les connaissent qu’ils les méprisent.</p>
<p>Après avoir fait quelque séjour à Béziers et à Pézenas, où le prince de Conti le retenait par beaucoup d’avantages et de caresses, Molière continua encore, pendant trois ou quatre années, ses courses dans le midi de la <pb n="CIII" xml:id="pCIII"/> France<note place="bottom">On cite de Molière un mot facétieux, qui se rapporte à ce temps où il parcourait le Languedoc. Dans une de ses courses, il s’aperçut que sa valise lui manquait. <hi rend="i">Ne cherchez</hi>, dit-il à ceux qui l’accompagnaient ; <hi rend="i">je viens de Gignac, je vais à Lavagnac, je vois le clocher de Montagnac : au milieu de tous ces</hi>gnac, <hi rend="i">ma valise est perdue.</hi>En effet, on ne la retrouva pas.</note>. En 1657, se trouvant à Avignon, il y rencontra Mignard<note place="bottom">Pierre Mignard, né à Troyes en 1610, et mort à Paris en 1695.</note>, qui revenait d’Italie, où il avait demeuré vingt-deux ans, et qui était alors occupé à dessiner les antiquités du Comtat Venaissin. Ils conçurent l’un pour l’autre un attachement qui dura toute leur vie, et dont ils ne cessèrent de se donner des preuves. Mignard fit plusieurs fois le portrait de Molière ; et Molière, dans son poème de <hi rend="i">la Gloire du Val-de-Grâce</hi>, vanta le génie et le caractère de Mignard. C’était, comme on l’a dit ingénieusement, l’amitié de l’Arioste et du Titien, le premier rendant à l’autre dans ses vers l’immortalité qu’il venait de recevoir de lui sur la toile.</p>
<p>En 1658, Molière se rapprocha de la capitale, où l’appelait le pressentiment d’une meilleure fortune et d’une plus grande renommée. Il se rendit à Rouen avec sa troupe, fit secrètement quelques voyages à Paris pour s’y ménager des appuis, y retrouva la protection de son auguste camarade de collège, acquit des protections plus élevées encore, celles de Monsieur, frère du roi, de la reine-mère et du roi lui-même, et obtint enfin la permission de jouer en, leur présence.</p>
<p><pb n="CIV" xml:id="pCIV"/> Le 24 octobre de la même année, Molière et sa troupe représentèrent la tragédie de <hi rend="i">Nicomède</hi> sur un théâtre qu’on avait fait dresser exprès dans la salle des gardes du vieux Louvre. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne assistaient à la représentation. Ils étaient venus, plus disposés à la pitié qu’à l’envie, juger le début de cette troupe de province : ils ne durent pas être aussi satisfaits que le reste des spectateurs. Molière, qui avait excité leur jalousie, crut devoir caresser leur orgueil. La tragédie achevée, il reparut sur le théâtre ; <quote>« et, après avoir remercié Sa Majesté, en des termes très modestes, de la bonté qu’elle avait eue d’excuser ses défauts et ceux de toute sa troupe, qui n’avait paru qu’en tremblant devant une assemblée si auguste, il lui dit que l’envie qu’ils avaient eue d’avoir l’honneur de divertir le plus grand Roi du monde leur avait fait oublier que Sa Majesté avait à son service d’excellents originaux dont ils n’étaient que de très faibles copies ; mais que, puisqu’elle avait bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la suppliait très humblement d’avoir pour agréable qu’il lui donnât un de ces petits divertissements qui lui avaient acquis quelque réputation, et dont il régalait les provinces<note place="bottom"><hi rend="i">Préface</hi>de l’édition des <hi rend="i">Œuvres de Molière</hi>, donnée par La Grange et Vinot, en huit vol. in-12, Paris, 1682.</note>. »</quote> Son compliment fut goûté, et son offre agréée. Il donna sur-le-champ <hi rend="i">le Docteur amoureux</hi><note place="bottom">Boileau regrettait qu’on eût perdu cette farce. <quote>« Il y a toujours, disait-il, quelque chose de saillant et d’instructif dans les moindres ouvrages de Molière. »</quote></note>. Le sel réjouissant de cette farce et le jeu plaisant <pb n="CV" xml:id="pCV"/> de l’auteur, qui y faisait le principal rôle, excitèrent des rires universels. Les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, depuis la mort de leurs célèbres farceurs, Gros-Guillaume, Gauthier-Garguille, et Turlupin<note place="bottom">Ces trois farceurs avaient d’abord leurs tréteaux à l’Estrapade. Richelieu, qui avait besoin qu’on le fît rire, voulut les voir, s’amusa beaucoup de leurs bouffonneries, et ordonna aux comédiens de l’Hôtel de Bourgogne de se les associer, afin de rendre lents représentations plus gaies. <quote>« Gros-Guillaume, disent les historiens du Théâtre français, ayant eu la hardiesse de contrefaire un magistrat à qui une certaine grimace était familière, il le contrefit trop bien, car il fat décrété, ainsi que ses deux compagnons. Ceux-ci prirent la fuite ; mais Gros-Guillaume fut arrêté et mis dans un cachot. Le saisissement qu’il en eut loi causa la mort, et la douleur que Gauthier-Garguille et Turlupin en ressentirent les emporta aussi dans la même semaine. Ces trois acteurs avaient toujours joué sans femmes. Ils n’en voulaient point, disaient-ils, parce qu’elles les désuniraient. »</quote></note>, avaient renoncé à l’usage de terminer le spectacle par une petite pièce. Molière le fit revivre heureusement en cette occasion, et il a toujours subsisté depuis<note place="bottom">Il faut excepter les cas où la grande pièce était assez longue pour former à elle seule le spectacle. De nos jours, <hi rend="i">le Mariage de Figaro, Pinto</hi>, les <hi rend="i">Mœurs du Jour</hi>, etc., ont été joués seuls.</note>.</p>
<p>Le roi fut si satisfait de la nouvelle troupe, qu’il lui permit aussitôt de s’établir dans la salle du Petit-Bourbon, bâtie sur l’emplacement qu’occupe aujourd’hui la colonnade du Louvre, pour y jouer alternativement avec les comédiens italiens<note place="bottom">La troupe de Molière jouait les mardis, les jeudis et les samedis, et les Italiens les autres jours.</note>. Elle obtint le titre de Troupe <pb n="CVI" xml:id="pCVI"/> de Monsieur, et donna sa première représentation le 3 novembre.</p>
<p>Paris, pris à son tour pour juge de <hi rend="i">l’Étourdi</hi> et du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi>, confirma le jugement de la province.</p>
<p><hi rend="i">Les Précieuses ridicules</hi> furent jouées le 18 novembre 1659, et le furent avec un applaudissement universel. Du milieu du parterre s’éleva ce cri qui a été répété par la postérité : <hi rend="i">Voilà la bonne comédie</hi> ! L’affluence du public devint telle que, pour la diminuer et en profiter à la fois, la troupe augmenta le prix des places. La cour était alors au pied des Pyrénées, où l’on traitait de la paix avec l’Espagne et du mariage du jeune roi : la pièce y fut envoyée, et ne fut pas moins goûtée qu’à Paris. S’il en faut croire Segrais, Molière, dont ce double succès <hi rend="i">enflait le courage</hi> et sans doute éclairait le génie, s’écria : « Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence, ni d’éplucher les fragments de Ménandre : je n’ai qu’à étudier le monde<note place="bottom"><hi rend="i">Œuvres de Segrais</hi>, tome II, pages 138 et 159 de l’édition en deux vol., Paris, 1755.</note>. »</p>
<p>Ce n’est pourtant pas encore dans l’étude du monde qu’il puisa <hi rend="i">le Cocu imaginaire y</hi> représenté le 28 mai 1660 ; c’est bien plutôt dans le comique faux et outré de Scarron<note place="bottom">Paul Scarron, né à Paris vers 1610, mort dans la même ville, en 1660. Racine se cachait de Boileau pour lire son <hi rend="i">Énéide travestie</hi>, dont il riait en dépit du goût et de Virgile ; et Boileau lui-même se déridait le front à la lecture de son <hi rend="i">Roman comique</hi>.</note> On dirait qu’importune des succès scandaleux du père des Jodelets, il lui emprunta ses armes pour le <pb n="CVII" xml:id="pCVII"/> vaincre. En effet, il l’emporta sur lui par des mœurs plus vraies, une gaieté plus naturelle, une bouffonnerie moins basse et un style de meilleur goût ; mais faire mieux que Scarron, était-ce faire assez bien pour lui-même ?</p>
<p>On devait bientôt voir en France une chose doublement extraordinaire, un Français l’emporter sur un étranger, et le plan d’un médecin pour un édifice public être préféré à celui d’un architecte : c’est l’histoire de Claude Perrault et du cavalier Bernin. Avant que celui-ci fût appelé de Rome pour donner les dessins de la principale façade du Louvre, la salle du Petit-Bourbon fut démolie. Louis XIV, toujours plus satisfait de Molière, lui accorda celle du Palais royal, que le cardinal de Richelieu, auteur pour moitié avec Desmarets<note place="bottom">Jean Desmarets de Saint-Sorlin, de Paris, né en 1595, mort en (676. Auteur, entre autres ouvrages, d’une traduction en vers de <hi rend="i">l’Imitation de J.-C.</hi>, d’un poème de <hi rend="i">Moïse</hi>envingt-six chants, et de la comédie des <hi rend="i">Visionnaires</hi>, jouée, quatre ans avant <hi rend="i">le</hi> Menteur, avec un succès qui se soutint fort longtemps.</note> de la détestable tragédie de <hi rend="i">Mirame</hi>, avait fait construire pour la représentation de cette pièce, avec une magnificence qui trahissait son affection paternelle. C’est cette même salle qui, après la mort de Molière, fut accordée à Lulli pour y faire jouer l’opéra, et qu’un incendie détruisit en 1768. La troupe de Molière y commença ses représentations le 4 novembre 1660<note place="bottom"><p>La troupe italienne partagea aussi cette salle avec la troupe de Molière, qui jouait les mardis, les vendredis et lesdimanches. Molière, quoiqu’il eût quelquefois le dépit de voir le public délaisser ses chefs-d’œuvre, et courir en foule aux bouffonneries de Scaramouche, n’en vivait pas moins en bonne intelligence avec les comédiens italiens. Le fait est attesté par Palaprat, qui eut le bonheur de se trouver avec Molière dans leur société, qu’aimait à réunir chez lui un peintre de leur pays, nommé Vario.</p><p><quote>« Ce grand comédien, et mille fois encore plus grand auteur, dit-il, vivait d’une étroite familiarité avec les Italiens, parce qu’ils étaient bons acteurs et fort honnêtes gens ; il y en avait toujours deux ou trois des meilleurs à nos soupers. Molière en était souvent aussi, mais non pas aussi souvent que nous le souhaitions, et mademoiselle Molière encore moins souventque lui ; mais nous avions toujours fort régulièrement plusieurs <hi rend="i">virtuosi</hi>, et ces <hi rend="i">virtuosi</hi>étaient les gens de Paris les plus initiés dans les anciens mystères de la comédie française, les plus savants dans ses annales, et qui avaient fouillé le plus avant dans les archives de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais. Ils nous entretenaient des vieux comiques, de Turlupin, Gauthier-Garguille, Gorgibus, Crivello, Spinette, du docteur, du capitan Jodelet, Gros-René, Crispin. Ce dernier florissait plus que jamais : c’était le nom de théâtre ordinaire sons lequel le fameux Poisson brillait tant à l’Hôtel de Bourgogne. Quoique Molière eût en lui un redoutable rival, il. était trop au-dessus de la basse jalousie pour n’entendre pas volontiers les louanges qu’on lui donnait ; et il me semble sûr, sans oser pourtant l’assurer après quarante ans, d’avoir ouï dire à Molière, en parlant avec Dominico de Poisson, qu’il aurait donné toute chose au monde pour avoir le naturel de ce grand comédien. Ce fut donc dans ces soupers que j’appris une espèce de suite chronologique de comiques, jusqu’aux Sganarelles, qui out été le personnage favori de Molière, quand il ne s’est pas jeté dans les grands rôles à manteau, et dans le noble et haut comique de <hi rend="i">l’École des Femmes</hi>, des <hi rend="i">Femmes savantes</hi>, du <hi rend="i">Tartuffe</hi>, de <hi rend="i">l’Avare</hi>, du <hi rend="i">Misanthrope</hi>, etc. Les Pasquins et les Martines ont en leur vogue depuis. J’oserais croire, si Molière avait vécu, qu’insensiblement il n’aurait pas fait grand fonds sur les rôles de valet dans ses comédies. (Préface des <hi rend="i">Œuvres de Palaprat</hi>, Paris, 1735.) »</quote> Cette dernière réflexion est bien étrange de la part d’un homme qui avait étudié les ouvrages de Molière, et s’était exercé dans son art. Palaprat ignorait-il donc que Molière n’a confié la conduite de l’intrigue à des valets que dans ses deux premières pièces, et, plus tard, dans deux farces sans conséquence ; et que, dans <hi rend="i">Tartuffe, leMisanthrope, les Femmes savantes, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire</hi>, etc., les valets ne tiennent pas une autre place et n’ont pas une autre importance que dans le monde ? Étonnez-vous donc, après cela, des bévues de certaines gens, à qui, pour parler de Molière, il ne manque que de connaître le théâtre, de comprendre la comédie, et de sentir Molière lui-même.</p></note>.</p>
<p><pb n="CVIII" xml:id="pCVIII"/> Le premier ouvrage donné par Molière sûr ce nouveau théâtre fut <hi rend="i">don Garcie de Navarre</hi> joué le 4 février 1661. C’était une fâcheuse inauguration. Molière échoua comme auteur et comme acteur : il céda promptement son rôle, et il ne tarda pas à retirer sa pièce.</p>
<p>Ayant consacré toutes les autres parties de mon travail tant à l’appréciation littéraire des comédies de Molière, qu’au récit et à la critique des diverses particularités qui en forment l’histoire, je ne pourrais, dans ce récit purement biographique, continuer à les mentionner que comme de simples faits, dont l’énonciation se <pb n="CIX" xml:id="pCIX"/> bornerait à des titres et à des dates. Cette énumération serait fastidieuse par sa sécheresse, et le serait sans utilité. J’ai osé, ailleurs, juger le poète et analyser ses ouvrages : c’est assez d’une fois ; je dois me contenter ici de peindre l’homme et de raconter les actions de sa vie.</p>
<p>Une des plus importantes fut son mariage ; et ce mariage est l’occasion d’une espèce de problème généalogique assez difficile à résoudre.</p>
<p>On a dit et répété constamment, depuis la mort de Molière, qu’après avoir eu, dans sa jeunesse, une liaison intime avec Madeleine Béjart, il avait épousé la fille de <pb n="CX" xml:id="pCX"/> cette femme et d’un gentilhomme avignonnais, nommé le comte de Modène. Il fut même dénoncé au roi à ce sujet par Montfleury, qui ne se croyait pas assez vengé, dans <hi rend="i">l’Impromptu de l’Hôtel de Condé</hi>, des épigrammes de <hi rend="i">l’lmpromptu de Versailles</hi><note place="bottom">Molière, dans <hi rend="i">l’lmpromptu de Versailles</hi>, s’étant moqué de la déclamation de Montfleury, comédien de l’Hôtel de Bourgogne, le fils de celui-ci, pour venger son père, composa <hi rend="i">l’Impromptu de l’Hôtel de Condé</hi>. Voir tome III, pages 331 et 332 de cette édition.</note>. On lit, dans une lettre de Racine :<quote> « Montfleury a fait une requête contre Molière, et l’a donnée au roi : il l’accuse d’avoir épousé la fille, et d’avoir vécu autrefois avec la mère ; mais Montfleury n’est point écouté à la cour<note place="bottom"><hi rend="i">Œuvres de J. Racine</hi>, avec le Commentaire de La Harpe, t. VII, p. 170. La lettre de Racine est du mois de décembre 1663. Dans l’édition que Louis Racine a donnée, en 1747, des Lettres de son père, À la place de ces mots, <hi rend="i">il l’accuse d’avoir épousé la fille et d’avoir vécu avec la mère</hi>, on lit ceux-ci, <hi rend="i">il l’accuse d’avoir épousé sa propre fille.</hi> Louis Racine traduisait fidèlement sans doute la pensée de Montfleury ; mais il altérait étrangement les paroles de son père.</note>. »</quote> Cette accusation odieuse renfermait en soi une insinuation plus odieuse encore ; et il ne manqua sûrement pas de gens pour en tirer l’induction que le délateur n’avait osé exprimer. On ne sait ce que Molière dit pour sa défense, ni même s’il crut devoir se défendre. Mais, selon Voltaire, plusieurs personnes, indignées d’une telle calomnie, prirent le soin de la réfuter, et prouvèrent que Molière n’avait connu la mère qu’après la naissance de la fille. Voltaire nous laisse ignorer quelle preuve elles fournirent. Il n’y en avait qu’une qui fût sans réplique, <pb n="CXI" xml:id="pCXI"/> c’était l’extrait baptistaire de cette même fille. Il est douteux qu’on en eût connaissance alors. Mais on le possède aujourd’hui, grâce aux recherches de M. Beffara. D’après cet acte, la fille de Madeleine Béjart et du comte de Modène, nommée Françoise au baptême, naquit le 3 juillet 1638. Molière ne connut la mère qu’en 1645 environ. Françoise était donc venue au jour sept ans avant cette liaison, lorsqu’il avait lui-même seize ans au plus, et qu’il était encore au collège. Cette seule découverte serait déjà fort précieuse, puisque, s’il devait subsister toujours que Molière fut successivement l’amant de la mère et le mari de la fille, du moins tout soupçon d’inceste serait à jamais détruit.</p>
<p>Mais les choses n’en devaient pas demeurer à ce point. M. Beffara avait aussi découvert plusieurs autres pièces qui semblaient faire tomber du même coup dans le néant l’accusation et la défense. La première et la plus importante de ces pièces est l’acte de mariage de Molière<note place="bottom">Voici le texte de cet acte, inscrit aux registres de Saint-Germain-l’Auxerrois : <quote>« Jean-Baptiste Poquelin, fils de sieur Jean Poquelin, et de feue Marie Cressé, d’une part, et Armande-Gresinde Béjard, fille de feu Joseph Béjard et de Marie Hervé, d’autre part, tous deux de cette paroisse, vis-à-vis le Palais royal, fiancés et mariés tout ensemble, par permission de M. de Comtes, doyen de Notre-Dame et grand vicaire de monseigneur le cardinal de Retz, archevêque de Paris, en présence dudit Jean Poquelin, père du marié, et de André Boudet, beau-frère du marié, de ladite Marie Hervé, mère de la mariée, Louis Béjard et Madelaine Béjard, frère et sœur de ladite mariée. Signatures. J.-B. Poquelin. J. Poquelin. Boudet. Marie Hervé. Armande-Gresinde Béjard. Louis Béjard. Béjard (Madeleine). »</quote></note>. <pb n="CXII" xml:id="pCXII"/> Madame Molière y est nommée, non pas <hi rend="i">Françoise</hi>, mais <hi rend="i">Armande-Grésinde</hi> ; elle y est déclarée fille de Joseph Béjart et de Marie Hervé, père et mère de celle dont on voulait qu’elle fût la fille ; et cette mère prétendue, Madeleine Béjart, y figure, comme témoin, sous la qualité de <hi rend="i">sœur de la mariée</hi>. De plus, madame Molière, dans l’acte de son second mariage avec Guérin d’Estriché, déclare les mêmes père et mère et les mêmes noms ; et ces noms encore sont inscrits dans son acte mortuaire du 2 décembre 1700, qui, lui donnant cinquante-cinq ans au moment de son décès, fait remonter sa naissance à l’année 1645, époque de la liaison de Molière avec Madeleine Béjart.</p>
<p>De ces actes en bonne forme, il résulte que <hi rend="i">Françoise</hi> et <hi rend="i">Armande</hi> sont deux personnes différentes, et que Molière, en épousant Armande, a pris pour femme, non pas la fille, mais la sœur de son ancienne maîtresse.</p>
<p>Il semblerait que tout dût être terminé par la production de ces pièces authentiques, et que les amis des mœurs, comme ceux de la gloire de Molière, n’eussent plus qu’à se réjouir d’un résultat qui atténue considérablement l’espèce de blâme dont sa mémoire restait chargée, même après qu’on eut écarté l’horrible imputation qu’avait inventée la haine. Mais il n’en devait pas être tout-à-fait ainsi.</p>
<p>Un écrivain, connu pour se livrer avec ardeur à la recherche et à la défense de la vérité, M. le marquis de Fortia d’Urban, s’est élevé contre ces actes, qu’on pouvait croire inattaquables. Il n’en conteste point l’authenticité ; <pb n="CXIII" xml:id="pCXIII"/> mais il soutient qu’ils sont le produit légal d’une fraude convenue entre la maison de Modène et la famille Béjart.</p>
<p>Voici les faits comme il les dispose. L’acte de naissance de Françoise nommait le père aussi-bien que la mère. Madeleine Béjart pouvait se flatter qu’à l’aide de cet acte, elle ferait quelque jour reconnaître sa fille. M. de Modène avait des idées toutes différentes. Il était sans enfants ; mais il avait quatre neveux de son nom, à qui il voulait assurer sa succession. Une précaution lui sembla nécessaire pour que l’exercice de leurs droits comme héritiers ne pût être jamais troublé. Le meilleur moyen de les affranchir de toute crainte, était d’obtenir que Françoise s’ôtât à elle-même la possibilité de réclamer l’héritage de son père ; et le meilleur mode de renonciation qu’elle pût employer, était de devenir une autre personne en changeant de nom. C’est ce qu’elle fit lorsqu’elle épousa Molière. Ses parents prirent des qualités qui s’accommodaient à cette transformation. L’aïeule fut la mère, la mère une sœur, et l’oncle un frère : c’était comme une comédie qu’ils jouaient ; et ils en avaient l’habitude. Une bonne dot à la fille, un dédommagement à la mère, et des présents aux autres Béjart, rendirent cet arrangement facile. Le père et le beau-frère de Molière, qui signèrent au registre, purent ignorer des faits qui leur étaient presque étrangers ; et Molière lui-même, heureux d’obtenir celle qu’il aimait, n’eut aucune raison pour s’opposer à ce qui accommodait tout le monde, et ne lui préjudiciait en rien. Ainsi l’on vint à bout de faire disparaître légalement Françoise, fille de M. de <pb n="CXIV" xml:id="pCXIV"/> Modène, et d’y substituer une prétendue Armande-Grésinde-Claire-Élisabeth Béjart.</p>
<p>Cette hypothèse (car l’auteur lui-même ne peut pas prétendre que ce soit autre chose) a été, comme on le pense bien, attaquée avec vivacité ; elle a été défendue de même, et je me hâte de dire que, de part et d’autre, on a allégué des raisons plausibles, soutenues avec autant d’esprit que de politesse<note place="bottom">Les personnes qui ont figuré principalement dans cette discussion, sont M. Hippolyte de La Porte, auteur d’un grand nombre d’articles fort exacts effort judicieux dans la <hi rend="i">Biographie universelle</hi> ;et M. Jules Taschereau, à qui l’on doit une édition des <hi rend="i">Œuvres complètes de Molière, avec les notes de tous les commentateurs</hi>, et une <hi rend="i">Histoire de la Vie et des Ouvrages de Molière.</hi>Ce jeune écrivain n’a pas cru devoir, comme quelques exemples pouvaient l’y autoriser, critiquer indécemment mon travail, tandis qu’il en profitait pour le sien. Loin de là : il a reconnu la dette avec une franchise et une bienséance d’expression qui prouvent la délicatesse de son esprit et l’honnêteté de son âme.</note>.</p>
<p>Voici les arguments de M. de Fortia. Une tradition non interrompue de cent soixante ans, des témoignages contemporains qui n’ont jamais été contredits, et qui ont toujours été répétés, donnent pour épouse à Molière la fille de Madeleine Béjart et du comte de Modène. Molière, accusé par Montfleury d’avoir épousé la fille de son ancienne maîtresse, dont la calomnie voulait faire sa propre fille, avait, dans le système établi sur les pièces nouvellement découvertes, deux moyens de justification également faciles et victorieux ; c’était, soit de produire l’acte de naissance d’Armande, soit de montrer la personne ou l’acte mortuaire de Françoise ; et l’on ne voit <pb n="CXV" xml:id="pCXV"/> pas qu’il ait rien fait de semblable. Il rie le pouvait pas, puisque Armande et Françoise étaient une seule personne. Il ne pouvait plus même, en exhibant l’extrait baptistaire de Françoise, prouver, du moins, que la naissance de cette fille était antérieure à sa liaison avec la mère ; il ne le pouvait plus, parce que la dénonciation de Montfleury était venue après son mariage, et qu’un des effets de ce mariage avait été de faire disparaître Françoise, comme si elle n’eût jamais existé. Molière n’aurait point gardé le silence, s’il eût pu parler ; et, s’il eût parlé, sa justification aurait eu la même publicité que l’accusation, et l’aurait entièrement effacée. Loin de là : malgré l’acte de mariage qui faisait de Françoise une Armande, et d’une fille de Madeleine Béjart une sœur de cette comédienne, tout le monde demeura convaincu que la femme de Molière était la fille de son ancienne maîtresse ; et Grimarest, qui écrivit la vie de Molière presque sous la dictée de Baron, son élève, le rapporte comme un fait positif et incontesté. Il y a plus : le libelle intitulé <hi rend="i">la Fameuse Comédienne</hi>, dans lequel le même fait est allégué, parut douze ans avant la mort de la veuve Molière ; et celle-ci, qui ne put manquer d’en avoir connaissance, fit comme son premier mari ; elle n’entreprit point une réfutation qui était impossible. Qu’oppose-t-on à cette tradition constante, universelle, fortifiée par le silence de Molière et de sa femme ? Un acte clandestin, qui était resté inconnu jusqu’à nous, parce que ceux qu’il concernait avaient eu intérêt à le cacher ; un acte fait avec dispense de deux bans, qui présente Molière et sa femme <pb n="CXVI" xml:id="pCXVI"/> fiancés et mariés tout à la fois, où la signature du curé n’est pas même apposée, et où l’énumération des témoins est terminée par ces mois, <hi rend="i">et d’autres</hi>, lesquels semblent indiquer des personnes qui n’ont pas voulu que leur présence fût constatée. Madame Molière était si peu familiarisée avec les nouveaux noms qui lui avaient été imposés par son acte de mariage, que, dans tous les actes qui suivirent, il lui arriva, soit d’omettre un ou deux de ces noms, soit d’en intervertir l’ordre. Si elle était la sœur et non la fille de Madeleine Béjart, leur prétendue mère commune, Marie Hervé, l’aurait donc mise au monde sept ans après que Madeleine était accouchée de Françoise, et, par conséquent, à l’âge de quarante-cinq ans au moins : cas rigoureusement possible, mais extrêmement rare. Si madame Molière était la sœur de Madeleine Béjart, pourquoi celle-ci, comédienne elle-même, se serait-elle opposée à ce qu’elle entrât au théâtre ? et, en la tenant éloignée de cette carrière, où tout semblait l’appeler, n’a-t-elle pas prouvé qu’elle la réservait, comme fille du comte de Modène, pour un état plus honorable et plus avantageux ? Pourquoi M. Beffara, aux recherches de qui n’a pu échapper l’acte le moins important de l’état civil des Poquelin et même des Béjart, n’a-t-il pas pu découvrir F extrait mortuaire de Françoise et l’extrait baptistaire d’Armande ? Enfin, l’hypothèse d’une suppression d’état et de la métamorphose de Françoise, fille naturelle de Modène, en Armande Béjart, est d’accord avec la tradition particulière qui s’est perpétuée dans la famille de Modène encore <pb n="CXVII" xml:id="pCXVII"/> subsistante ; et, de plus, elle se concilie parfaitement avec la tradition publique qui remonte jusqu’au temps même où vivait Molière ; tandis que le système fondé sur les actes récemment découverts contrarie cette double tradition dans tous ses points.</p>
<p>Les adversaires de M. de Fortia ont à faire et font, en effet, moins d’efforts pour soutenir leur cause. Ils pourraient rester retranchés derrière des actes dont il ne nie point la validité, et dont il ne fait qu’attaquer la sincérité par des traditions qui peuvent être fausses et des suppositions qui peuvent être gratuites. Ils n’abusent cependant pas de l’avantage de leur position, et ils consentent à descendre avec leur antagoniste dans le champ de la discussion.</p>
<p>Voici comme, à leur tour, ils argumentent. La tradition est souvent mensongère ; elle l’a été beaucoup à 1’égard de Molière en particulier, témoin les circonstances de sa naissance inexactement rapportées jusqu’ici, de l’aveu même de M. de Fortia. Si l’on ne voit pas que Molière ni sa femme aient démenti le bruit nuisible à tous deux, qui donnait à l’une pour mère l’ancienne maîtresse de l’autre, et allait même jusqu’à donner à celui-ci sa propre fille pour épouse, on n’en doit pas conclure ou qu’ils ne l’ont pas fait, ou qu’ils fussent absolument obligés de le faire. Ils peuvent avoir dédaigné de répondre à une imputation méprisée qu’ils avaient toujours le moyen de confondre ; ils peuvent aussi l’avoir réfutée, sans que le fait ait été enregistré dans les écrits du temps, ou que la mention en soit parvenue jusqu’à <pb n="CXVIII" xml:id="pCXVIII"/> nous. En tout cas, leur silence ou celui de la chronique contemporaine n’est qu’un de ces arguments négatifs qui ne peuvent avoir force de preuve, et ne sont tout au plus regardés que comme des présomptions. Si M. Beffara, qui a découvert tant d’actes, n’a pas découvert ceux qui trancheraient toute la difficulté, savoir, l’acte de décès de Françoise et l’acte de naissance d’Armande, il n’est pas juste d’en inférer, que ceux-ci n’existent pas, et que ceux qui existent sont des faux. Il est possible que Françoise soit décédée hors de Paris, et il est présumable qu’Armande est née en province : or, les recherches de M. Beffara se sont bornées à la capitale, et n’en ont même exploré que quelques quartiers. Au reste, l’absence des deux actes en question n’est encore qu’une preuve négative, c’est-à-dire une de ces preuves qui ne prouvent rien. La prétendue clandestinité de l’acte de mariage est une allégation qu’aucun indice même n’appuie. Quelque chose d’irrégulier ou d’inusité dans la rédaction d’un acte n’est pas un signe que le contrat ait été fait en cachette ; et, s’il était vrai, d’ailleurs, que Molière et sa femme eussent été mariés un peu mystérieusement, comme ils l’ont été d’une manière, pour ainsi dire, expéditive et abrégée, on sent que l’Église aurait pu avoir ses raisons pour en agir ainsi à l’égard d’un comédien déjà fameux, que son état retranchait de la communion. Les omissions ou transpositions de noms de baptême, commises par madame Molière, sont des erreurs, des inadvertances communes même aujourd’hui, que les officiers civils et judiciaires mettent le plus grand <pb n="CXIX" xml:id="pCXIX"/> soin à les prévenir ; et chaque jour encore on fait des actes de notoriété pour les réparer. Quant aux exemples de femmes qui accouchent à l’âge de quarante-cinq ans, ils ne sont pas aussi rares qu’on le prétend, et il ne faut pas aller loin pour en trouver un : la famille même de Molière nous offre celui de la femme d’un Robert Poquelin, qui, ayant eu vingt enfants en vingt-six ans, ne pouvait pas être âgée de moins de quarante-cinq ans, lorsqu’elle mit au monde le dernier. Mais voici la dernière et la plus forte objection contre le système de M. de Fortia, celle qui aurait pu dispenser de toutes les autres. Françoise n’avait aucun droit à l’héritage de M. de Modène, puisqu’elle était née d’un commerce illégitime, et qu’à l’époque de sa naissance, son père était engagé dans les liens du mariage. La crainte qu’elle ne vînt un jour troubler les héritiers Modène dans l’exercice de leurs droits était donc chimérique, et toute précaution à cet égard entièrement superflue. Est-il probable que, pour prévenir un danger qui n’existait pas, et dissiper des inquiétudes qui ne pouvaient raisonnablement exister, on ait imaginé de fabriquer un faux matériel, ayant pour objet une suppression d’état ; un faux qui aurait eu pour auteurs ou complices sept personnes, en comptant le prêtre, rédacteur de l’acte ; un faux qu’il aurait fallu répéter chaque fois que madame Molière aurait contracté comme épouse ou comme mère ; un faux qui n’aurait pas atteint son but, puisqu’il n’aurait pas réellement fait disparaître Françoise, dont l’acte de naissance subsistait toujours ; un faux, enfin, dont la découverte <pb n="CXX" xml:id="pCXX"/> facile aurait pu attirer des peines infamantes sur tous ceux qui y auraient participé ?</p>
<p>Tel est le résumé succinct, mais complet et fidèle des moyens employés de part et d’autre dans ce petit procès, qui ne laisse pas d’avoir déjà produit des écritures en assez grand nombre. Les parties, n’ayant pu se concilier, ont bien voulu me prendre pour arbitre, et promettre d’adhérer à ma décision. Je n’ai point accepté l’honneur qu’elles me conféraient. Le rôle plus modeste de rapporteur me convenait beaucoup mieux : je l’ai rempli ; et, si maintenant je me déclare en faveur de l’une de ces deux opinions, ce n’est pas un jugement que j’entends prononcer, c’est simplement un avis que je crois pouvoir émettre.</p>
<p>Je ne puis, je l’avoue, m’empêcher d’être frappé de cette tradition constante, universelle, qui fait de la femme de Molière la fille du comte de Modène et de Madeleine Béjart. Mon étonnement est grand de ce que le fait contraire, dont la preuve existait au milieu de nous, quoique cachée à tous les yeux, n’a été articulé ni soupçonné par personne, et de ce qu’on n’en découvre pas le plus léger vestige dans ces écrits contemporains de Molière, où plusieurs détails de sa vie privée sont mis au grand jour.</p>
<p>Mais, d’un autre côté, si, pour croire à la réalité d’une action coupable, on veut apercevoir quelque intérêt à l’avoir commise, comment imaginer qu’on ait fabriqué un faux pour détruire des droits qui n’existaient pas, et pour en assurer d’autres qui ne pouvaient être attaqués ? <pb n="CXXI" xml:id="pCXXI"/></p>
<p>Que les Modène aient été assez sots, et les Béjart assez vils, les uns pour donner, les autres pour recevoir de l’argent en paiement de cette fraude gratuitement criminelle, cela est déjà invraisemblable ; mais que Molière, qui était certainement informé de la véritable naissance de sa femme, Molière, dont la raison et la probité ne sont pas plus contestées que le génie, se soit prêté et même ait pris part à un crime dont il ne pouvait ignorer d’une part l’inutilité, de l’autre la gravité et le danger, voilà ce qui est, selon moi, tout-à-fait impossible. Lorsque le doute est permis, je ne puis pas ne pas me décider pour l’opinion qui est la plus favorable à Molière.</p>
<p>Faut-il que je m’excuse d’avoir interrompu, par cette longue discussion, le récit de la Vie de Molière ? La science des d’Hozier et des Chérin a souvent produit de nombreux volumes pour établir quelque point douteux d’une filiation qui n’intéressait que l’orgueil d’une famille. La liste de nos grands hommes est le vrai Nobiliaire de France : j’ai l’espoir que tous mes lecteurs me pardonneront d’avoir employé quelques pages à éclaircir, autant qu’il était en moi, une question de généalogie, qui semble toucher, jusque dans son honneur même, un des plus beaux génies dont se glorifie notre patrie.</p>
<p>Quels que fussent les vrais parents de la femme de Molière, son mariage avec elle fut pour lui une source de chagrins. L’homme qui pénétrait si avant dans le secret des faiblesses humaines, qui savait si bien démêler et vaincre l’artifice de leurs innombrables métamorphoses, pour les forcer à venir se trahir et s’accuser elles-mêmes <pb n="CXXII" xml:id="pCXXII"/> sur la scène, cet homme, qu’on pouvait croire exempt des infirmités morales de son espèce, en avait pourtant sa part ; et le ridicule même dont il s’était le plus souvent moqué, était précisément celui dont il avait k moins su se garantir. S’il n’était pas le père de sa femme, comme on l’avait dit effrontément, il aurait du moins pu l’être<note place="bottom">Entre Molière, né en 1622, et sa femme, née vers 1645, il y avait une différence d’âge d’environ vingt-trois ans.</note> ; et cette supériorité d’âge, la plus triste des disproportions, jointe à son état valétudinaire et à ses habitudes sérieuses, était un désavantagé que ne pouvaient racheter tout son génie et toute sa gloire auprès d’une jeune et jolie comédienne, fort encline à la coquetterie, et entourée de mille dangers qu’elle craignait trop peu pour s’en garantir beaucoup. Molière, né tendre et mélancolique, avait donné tout son cœur, et il voulait en retour un cœur tout entier. Il eut tous les tourments, il eut presque tous les ridicules d’un mari jaloux, Avait-il raison de l’être ? Qui peut le savoir ? Mais il n’importe. La jalousie, pour n’être pas fondée, en est-elle moins un mal réel ? et ne sait-on pas qu’ordinairement elle nous fait moins souffrir de ce qui est que de ce qu’elle invente ? Mari trompé ou non trompé, Molière ne pouvait manquer d’être malheureux ; et il le fût beaucoup. Il eut trois enfants de ce mariage. Le premier, qui était un fils, naquit le 19 janvier 1664 : il eut pour parrain Louis XIV, et pour marraine Henriette d’Angleterre, femme de <hi rend="sc">Monsieur.</hi> Quand le roi et Madame firent cet <pb n="CXXIII" xml:id="pCXXIII"/> honneur à Molière, il y avait deux mois au plus que Montfleury avait présenté sa requête. Racine avait eu raison de dire : <hi rend="i">Montfleury n’est point écouté à la cour</hi> ; il aurait pu ajouter : et Molière y est estimé. Son second enfant fut une fille : elle naquit au mois d’août 1665, et fut tenue sur les fonts de baptême par M. de Modène et Madeleine Béjart, c’est-à-dire par ceux-là mêmes dont on prétendait que sa mère était fille. Le troisième enfant de Molière eut pour parrain Boileau de Puimorin<note place="bottom"><p>Pierre Boileau Puimorin, frère puîné de Despréaux, était homme d’esprit et fort ami du plaisir. Despréaux disait de lui :<hi rend="i">Mon père aunejoie continue, avec des redoublements.</hi>Un jour, il se moquait de<hi rend="i">la Pucelle</hi> devant Chapelain.<hi rend="i">C’est bien à vous d’en juger</hi>, lui dit l’auteur courroucé,<hi rend="i">vous qui n’êtes qu’un ignorant, et qui ne savez pas même lire. Je ne sais que trop lire</hi>, répondit Puimorin,<hi rend="i">depuis que vous faites imprimer.</hi>Il fut si content de sa réponse, qu’il voulut la mettre en vers. Comme il n’en pouvait venir à bout, Racine et Despréaux s’en chargèrent, et ils firent cette épigramme :</p><quote><l>Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,</l><l>De ne savoir pas lires oses-tu me blâmer ?</l><l>Hélas ! pour mes péchés, je n’ai su que trop lire</l><l>Depuis que tu fais imprimer.</l></quote><p>Racine, remarquant que le premier hémistiche du second vers rime avec le vers qui précède et avec celui qui suit, voulait qu’on mît :<hi rend="i">De mon peu de lecture.</hi> Molière décida qu’il fallait conserver la première façon. <hi rend="i">Elle est plus naturelle, dit-il ; et il faut préférer la justesse de l’expression à la régularité scrupuleuse du vers. C’est l’art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles de l’art.</hi> Boileau, qui était présent, fit son profit de cette judicieuse observation. On la retrouve dans ces vers de l’<hi rend="i">Art poétique</hi> :</p><quote><l>Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,</l><l>Trop resserré par l’art, sort des bornes prescrites,</l><l>Et de l’art même apprend à franchir leurs limites.</l></quote></note>, frère de Despréaux, et pour marraine la fille <pb n="CXXIV" xml:id="pCXXIV"/> de Mignard<note place="bottom">Cette fille de Mignard était fort belle, et l’on a prétendu, je ne sais sur quel fondement, que Molière en avait été très épris. En tout cas, elle n’avait que vingt ans, quand Molière en avait déjà cinquante. Elle épousa, en 1696, le comte de Feuquières. Son père disait à Ninon :<hi rend="i">Il ne lui manque rien, qu’un peu de mémoire. Tant mieux</hi> répondit Ninon, <hi rend="i">elle ne citera pas.</hi></note>. Ce second fils, né le 15 septembre 1672, mourut moins de deux mois après sa naissance. L’époque de la mort du premier fils est ignorée : on sait seulement qu’elle est antérieure à la mort de Molière. Sa fille, le seul enfant qui lui ait survécu, était, disent les historiens du théâtre, grande, bien faite, peu jolie, mais fort spirituelle. Lassée d’attendre un parti du choix de sa mère, elle se laissa enlever par le sieur Rachel de Montalant, écuyer, qui fut quelque temps organiste de la paroisse Saint-André-des-Arcs. Madame Guérin fit quelques poursuites ; mais des amis communs accommodèrent l’affaire. M. et madame de Montalant passèrent leur vie à Argenteuil, où ils moururent sans postérité. Après la mort de cette fille, il ne resta de Molière que des collatéraux, dont les derniers, les derniers du moins qui fussent connus, vinrent prendre une place honorable à la séance de l’Académie Française, du 24 août 1769, où fut couronné <hi rend="i">l’Éloge de Molière</hi>, par Chamfort.</p>
<p>L’admiration contemporaine, toujours un peu suspecte d’exagération, quand elle ne l’est pas de flatterie, a décerné à Louis XIV le surnom de Grand. La postérité le <pb n="CXXV" xml:id="pCXXV"/> lui a conservé, parce qu’il fut le roi d’un grand siècle, et qu’il s’en montra digne par son art de discerner et d’employer le mérite, de l’honorer par des égards plus glorieux que les dignités, et de le récompenser par des paroles plus précieuses que l’or. Molière avait des droits particuliers à sa bienveillance. Ce monarque, si fier au milieu de sa cour, était de l’humeur la plus douce et la plus facile envers les personnes de son service intérieur<note place="bottom">Boileau disait :<quote>« Louis XIV, quand il est dans son domestique, semble recevoir la loi plutôt que la donner. »</quote>(<hi rend="i">Bolœana</hi> de Monchesnay, p. 108.)</note> et, d’un autre côté, ce besoin d’amusement que rendaient plus impérieux pour lui les augustes ennuis de la représentation, lui donnait, si je puis parler ainsi, du faible pour tous ceux qui contribuaient à ses plaisirs. Molière approchait de sa personne comme un de ses domestiques, et aucun homme de son royaume ne lui faisait plus souvent goûter la douceur de rire. Aussi eut-il pour lui des bontés plus signalées et plus nombreuses que pour tous les autres grands écrivains, ornements de son règne. Il ne se contentait pas de lui donner de fréquents témoignages de sa munificence<note place="bottom">En 1663, Louis XIV fit comprendre Molière, pour la somme de mille francs, dans les gratifications qu’il avait ordonné être faites aux personnes illustres et bien versées dans toutes les sciences, tant en France qu’aux pays étrangers, et qui étaient employées au comptedes bâtiments du Roi. Suivant l’état de ces gratifications, qui vient d’être imprimé par la société des Bibliophiles français, Molière reçut la sienne depuis 1664 inclusivement jusques et y compris 1671. Comme on ne faisait probablement l’état des gratifications de l’année que dans les premiers mois del’année suivante, Molière, mort en février 1673, ne fut point porté sur l’état de 1672.</note>, de vouloir que <pb n="CXXVI" xml:id="pCXXVI"/> sa troupe, honorée de son nom, fût particulièrement chargée des divertissements de sa cour<note place="bottom"><quote>« Cette troupe,</quote>dit La Grange dans sa préface des <hi rend="i">Œuvres de Molière</hi>, <quote>était si souvent employée pour les divertissements du roi, qu’au mois d’août 1665, Sa Majesté trouva à propos de l’arrêter tout-à-fait à son service, en lui donnant une pension de sept mille livres »</quote>. Précédemment appelée troupe de Monsieur, elle prit alors le titre de troupe du roi, qu’elle garda jusqu’à sa fusion avec la troupe de l’Hôtel de Bourgogne.</note>, de goûter et de louer ses ouvrages, quelquefois même de s’associer, pour ainsi dire, à l’auteur, en lui indiquant soit des sujets de pièce, soit des motifs de scène<note place="bottom">Chacun sait que Louis XIV indiqua à Molière le personnage du chasseur dans <hi rend="i">Les Fâcheux</hi>, et qu’il lui fournit le sujet des <hi rend="i">Amants magnifiques</hi>.</note>, et de ramener à lui, par un suffrage hautement proféré, le troupeau des courtisans, qui, trompés d’abord par le silence du maître, s’étaient trop pressés de se déclarer contre un chef-d’œuvre<note place="bottom">C’est exactement ce que fit Louis XIV à la seconde représentation du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi>(voir tome VIII, pages 186 et 187 de cette édition).</note>. Il faisait plus ; il estimait, il affectionnait Molière, et il entrait avec vivacité dans ses intérêts, jusque là qu’il s’indignait des offenses faites à sa personne, lui commandait expressément d’en tirer vengeance, et l’autorisait à se prévaloir de cet ordre aussi mortifiant pour ses ennemis qu’honorable pour lui-même<note place="bottom">Telle fut, en effet, la conduite de Louis XIV envers Molière, à l’occasion des critiques violentes que lui avait attirées le succès de son <hi rend="i">École des Femmes</hi>(voir les notes et la Notice de <hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi>, tome III de cette édition).</note>.</p>
<p><pb n="CXXVII" xml:id="pCXXVII"/> Tandis que Louis XIV ne trouvait pas au-dessous de lui de donner à Molière des marques de bienveillance et de considération, de simples domestiques de ce prince rougissaient de l’avoir pour camarade, et lui prodiguaient de grossiers mépris. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="valet-de-chambre-humilie-moliere"/>Un jour qu’il se présentait pour faire le lit du roi, un de ses confrères, qui devait le frire avec lui, se retira brusquement, en disant qu’il ne voulait point partager le service avec un comédien. Un autre valet de chambre, Bellocq<note place="bottom">Pierre Belllocq, né à Paris en 1645, mort en 1704. Il composa quelques pièces de vers assez médiocres. Boileau, pour le punir de ce qu’il avait critiqué sa satire contre les femmes, enchâssa malignement son nom dans un vers de son épître X. Il ne le mettait pas en mauvaise compagnie, puisqu’il l’associait à Regnard. Il effaça depuis les deux noms, et les remplaça par d’autres.</note>, s’approcha aussitôt, et dit : <hi rend="i">Monsieur de Molière, voulez-vous bien que j’aie l’honneur de faire le lit du roi avec vous</hi> ?<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#valet-de-chambre-humilie-moliere"/>Bellocq, que ce trait recommande à la postérité plus que tous ses vers, dont elle se souvient peu, se conduisit en homme d’esprit et en fin courtisan : il rendit hommage au génie, et il fit sa cour au maître en vengeant un serviteur qu’il aimait. Quant à l’homme qui osa mépriser Molière, c’était un sot ou un fanatique, ou tous les deux ensemble ; et l’on verra tout à l’heure qu’il n’était pas seul de son espèce.<milestone type="commentEnd"/> Le roi, à l’oreille de qui l’aventure était parvenue, et qui avait témoigné son mécontentement de l’affront fait à Molière, prit soin, dans une autre occasion, <pb n="CXXVIII" xml:id="pCXXVIII"/> de le venger lui-même d’une injure toute semblable. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-mange-avec-roi"/>Ces mêmes valets-de-chambre, qui auraient cru déroger en faisant le lit du roi avec Molière, répugnaient encore davantage à manger avec lui à la table du contrôleur de la bouche. Molière, qui s’était aperçu plusieurs fois de leurs insolents dédains, avait cessé de se présenter à cette table. Le roi, l’ayant appris, lui dit un matin, à l’heure de son petit lever : <hi rend="i">On dit que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim : moi-même je m’éveille avec un assez bon appétit. Mettez-vous à cette table, et qu’on me serve mon en cas de nuit</hi><note place="bottom">À la cour, tous les services de prévoyance s’appellent des <hi rend="i">en cas</hi>. Ainsi, un <hi rend="i">en cas</hi>, c’est la voiture qui suit immédiatement celle où est le roi, en cas que cette dernière vienne à éprouver quelque accident ; <hi rend="i">l’en cas de nuit</hi>, c’est quelques viandes froides qu’on met, pour la nuit, dans sa chambre à coucher, en cas qu’il ait besoin de manger ; et ainsi de suite.</note>. Alors le roi découpe sa volaille, et, après avoir ordonné à Molière de s’asseoir, il lui sert une aile, prend l’autre pour lui-même, et dit qu’on introduise les entrées familières, c’est-à-dire les personnes les plus marquantes et les plus favorisées de la cour. <hi rend="i">Vous me voyez</hi>, leur dit le roi, <hi rend="i">occupé à faire manger Molière, que mes valets-de-chambre ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux. De ce moment, Molière n’eut plus besoin de se présenter à cette table de service : toute la cour s’empressa de lui faire des invitations<note place="bottom">Madame Campan, qui rapporte cette anecdote dans ses <hi rend="i">Mémoires</hi>, dit qu’un vieux médecin ordinaire de Louis XIV, qui existait encore lors du mariage de Louis XV (en 1725), l’avait racontée au père de son mari. Elle semble s’étonner un peu de ce qu’une anecdote aussi <hi rend="i">marquante</hi> est restée ignorée ; mais elle se hâte d’ajouter : « Cependant ce vieux médecin, nommé M. Lafosse, était un homme d’esprit, d’honneur, et incapable d’inventer cette histoire. »</note>.</hi><milestone type="anecdoteEnd"/><pb n="CXXIX" xml:id="pCXXIX"/></p>
<p>Le cœur de Molière était fait pour l’amitié : lamifié lui faisait quelquefois oublier les peines de l’amour. Il était resté fidèle à ses anciens attachements, à ses liaisons de collège. Bernier, quand il n’était pas aux grandes Indes, était souvent chez lui. Hesnault le fréquentait aussi beaucoup. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-en-goguettes-cabaret"/>Chapelle surtout ne le quittait presque pas : Molière était, après le vin et la liberté, ce qu’il chérissait le plus au monde<note place="bottom"><quote>« Chapelle,</quote>dit Saint-Marc, éditeur de ses <hi rend="i">Œuvres</hi>,<quote>était un homme de la compagnie duquel il fallait se passer, ou s’en accommoder au prix qu’il y mettait. Il voulait avoir partout, comme il le disait lui-même, <hi rend="i">ses coudées franches.</hi>Il ne souffrait, dans les autres, aucun air, aucune hauteur. Il disait, avec une extrême liberté, sa pensée sur tout ce qui le choquait. Il aimait à railler ; il était fertile en bons mots, et n’était retenu par aucune considération de présence, d’absence, de rang, ni d’amitié. »</quote>Tous les traits de la vie de Chapelle attestent la parfaite ressemblance de ce portrait, qui n’en est que le résumé, l’expression abrégée. Voilà pourtant l’homme qu’un ancien biographe de Molière donne pour l’original de ce Philinte, si complaisant, si patient et si doux, toujours prêt à rendre avec usure les civilités qu’il reçoit, et portant la politesse jusqu’à s’extasier sur les vers d’Oronte, qu’au fond de son âme il trouve détestables ! Mais il fallait bien que Chapelle fut Philinte, puisque Molière est Alceste. Molière, Alceste !… En effet, Molière, homme d’une raison supérieure et philosophe trop éclairé pour n’être pas indulgent, ressemble beaucoup au personnage bourru et emporté qui fait consister la franchise à dire des vérités gratuitement offensantes, qui est charmé de perdre un procès de vingt mille francs, parce qu’il aura, pour son argent, droit de pester contre ses juges, enfin qui hait les hommes et veut les fuir, au lieu de les supporter, de les plaindre et de les secourir au besoin ! Molière, qui ne pouvait certes pas croire qu’un homme sensé dut agir et parler de la sorte, connaissait donc son propre travers, et s’amusait à le jouer en public, au lieu de s’en corriger ? Et, s’il se voyait lui-même sous les traits d’Alceste, s’il s’était peint avec vérité dans ce personnage, ses contemporains, ses amis ne surent donc pas le reconnaître, puisqu’ils s’obstinèrent tous à désigner un autre original ? Est-il rien de plus absurde ? Il est certain toutefois que Molière, amoureux et jaloux d’une épouse coquette, eut occasion de mettre quelque chose de ses sentiments dans la bouche d’Alceste, amant de Célimène. Voilà tout ce qu’il y a de vrai, et ce que tout le monde a reconnu, du vivant de Molière, comme depuis sa mort. Le reste est une vision ridicule qui ne mérite pas même d’être combattue.</note>. Ces deux hommes se ressemblaient <pb n="CXXX" xml:id="pCXXX"/> pourtant fort peu ; ils différaient de caractère, d’humeur, de conduite et de régime. Molière, sérieux, grave, réglé dans ses actions et dans ses discours, blâmait dans Chapelle cette excessive facilité qui le livrait à tous les oisifs, à tous les indifférents que divertissait son entretien plein de saillies folles et piquantes ; il le grondait surtout de ces Orgies continuelles, où s’évaporaient et quelquefois s’éteignaient les brillantés qualités d’un esprit original. Chapelle, de son côté, plaignait Molière de sa mauvaise santé, mais plaisantait des embarras de sa profession, et se moquait des troubles de son ménage<note place="bottom">Chapelle, écrivant à Molière (voir <hi rend="i">Œuvres de Chapelle et de Bachaumont</hi>, p. 186), lui adresse des vers, qu’il l’engage fort à ne pas montrer à <hi rend="i">ses femmes</hi> ; et il ajoute : <quote>« Je les ai faits pour répondreà cet endroit de votre lettre, où vous particularisez le déplaisir que vous donnent les partialités de vos trois grandes actrices pour la distribution de vos rôles. Il faut être à Paris pour en résoudre ensemble, et, tâchant de faire réussir l’applicationde vos rôles à leur caractère, remédier à ce démêlé qui vous donne tant de peine. En vérité, grand homme, vous avez besoin de toute votre tête, en conduisant les leurs, et je vous compare à Jupiter pendant la guerre de Troie… Qu’il vous souvienne de l’embarras où ce maître des dieux se trouva pendant cette guerre, sur les différents de la troupe céleste, pour réduire les trois déesses à ses volontés. »</quote>Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce passage, c’est le titre de <hi rend="i">grand homme</hi> donné à Molière par Chapelle, titre qu’on ne décerne guère aux hommes vivants qui en sont le plus dignes.</note>. <milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-en-goguettes-cabaret"/>Chapelle, <pb n="CXXXI" xml:id="pCXXXI"/> qui avait une fois enivré Boileau pendant que le satirique lui faisait un beau sermon contre l’ivrognerie, parle d’un repas au cabaret de la Croix de Lorraine, où il a vu Molière <hi rend="i">boire assez pour, vers le soir, être en goguettes</hi><note place="bottom"><quote><l>Molière, que bien connaissez,</l><l>Et qui vous a si bien farcés,</l><l>Messieurs les coquets et coquettes.</l><l>Le suivait ; et buvait assez</l><l>Pour, vers le soir, être en goguettes.</l><l> Lettre au marquis de Jonsac,<hi rend="i">Œuvres de Chapelle</hi>, p. 190.</l></quote></note>.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-en-goguettes-cabaret"/> Molière, de même que Despréaux, pouvait quelquefois s’oublier ; mais il buvait plus de lait que de vin, tandis que Chapelle était toujours ivre.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-recoit-amis-souper-auteuil"/>Ce fameux souper d’Auteuil, dont un de nos poètes les plus élégants a fait, pour la scène, un petit tableau rempli de grâce et de gaieté<note place="bottom">M. Andrieux, dans sa petite comédie de <hi rend="i">Molière avec ses amis, ou la Soirée d’Auteuil</hi>.</note> est rejeté par Voltaire au nombre de ces historiettes qui ne méritent aucune créance ; mais Louis Racine, tout en reconnaissant que l’aventure est <hi rend="i">peu croyable</hi>, déclare qu’elle n’en est pas moins <hi rend="i">très véritable</hi> ; et il y a tout lieu de croire qu’il la tenait de Boileau même, qui était du souper, et <pb n="CXXXII" xml:id="pCXXXII"/> racontait souvent cette folie de sa jeunesse. Un biographe de Molière ne peut donc se dispenser de la raconter aussi ; mais il n’est pas obligé du moins d’admettre dans son récit cette foule de circonstances romanesques dont Grimarest a la manie de charger tous les siens. Molière avait loué une petite maison dans ce même village d’Auteuil<note place="bottom">La maison qu’occupait Molière à Auteuil, était à l’entrée du village, du côté de la rivière. Elle a été détruite, et le terrain qu’elle occupait fait maintenant partie de la propriété de M. le duc de Praslin.</note>, où plus tard Boileau en possédait une<note place="bottom">Boileau n’acheta sa maison d’Auteuil qu’en 1685.</note>.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-recoit-amis-souper-auteuil"/>Un jour, plusieurs de ses amis<note place="bottom">Les convives étaient, dit-on, Jonsac, Nantouillet, Despréaux, Lulli, Baron, et quelques autres.</note> s’y étaient réunis pour souper. Le vin, contre l’ordinaire, leur ayant inspiré des pensées sérieuses, ils se mirent à moraliser sur les misères de la vie, et à commenter cet axiome des anciens, que le premier bonheur est de ne point naître, et le second de mourir promptement<note place="bottom">On lit, dans les <hi rend="i">Tusculanes</hi>, livre I, ch. 48 : <quote><hi rend="i">Affertur</hi></quote>\n<quote><hi rend="i">etiam de Sileno fabella quœdam, qui, quum a Midacaptus esset, hoc ei muneris pro sua missione dedisse scribitur : docuisse regem, Non nasci homini longe optimum esse ; proximum autem, quamprimum mori.</hi>« On rapporte aussi de Silène, qu’ayant été pris par le roi Midas, il lui enseigna, comme une maxime d’assez grand prix pour payer sa rançon, que le mieux qui puisse arriver à l’homme, c’est de ne point naître ; et que le plus avantageux pour lui, quand il est né, c’est de mourir promptement. »</quote></note>. Quand, à force de boire, ils se furent convaincus que l’existence leur était à charge, ils formèrent la résolution d’aller sur-le-champ se jeter dans la rivière. Elle n’était pas loin ; et ils y allaient, lorsque <pb n="CXXXIII" xml:id="pCXXXIII"/> Molière leur représenta qu’une si belle action ne devait pas être ensevelie dans les ténèbres de la nuit, et qu’elle méritait d’être faite en plein jour. Ils s’écrièrent tous : <hi rend="i">Il a raison</hi> ; et Chapelle ajouta : <hi rend="i">Oui, ne nous noyons que demain matin, et, en attendant, allons boire le vin qui nous reste</hi>. Il est inutile de dire que le lendemain ils se sentirent résignés à supporter le fardeau de la vie.<milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-regle-differend-chapelle-et-valet"/>Il est une autre aventure où Molière et Chapelle figurent encore. Elle a pour unique autorité le périlleux témoignage de Grimarest<note place="bottom"><p>Dans ces dernières années, on a réimprimé deux fois la <hi rend="i">Vie de Molière</hi> par Grimarest. Je n’ai point à m’informer des motifs qui ont pu porter à reproduire un tel ouvrage ; mais je dois peut-être justifier le mépris avec lequel j’en parie chaque fois que l’occasion s’en présente. Voltaire m’en avait donné l’exemple dans le récit très élégant, mais trop abrégé sans doute, qu’il a fait de la Vie de notre grand comique ; et Voltaire ignorait alors(en 1730) ce que Despréaux avait dit de l’ouvrage de Grimarest dans des lettres dont le recueil ne fat publié que longtemps après (en 1770). Despréaux écrivait à Brossette (en 1706) :<quote>« Pour ce qui est de la <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, franchement ce n’est point un ouvrage qui mérite qu’on en parle. Il est fait par un homme qui ne savait rien de la vie de Molière ; et il se trompe dans tout, ne sachant pas même les faits que tout le monde sait. »</quote>J.-B. Rousseau, enchérissant sur ces dédains, écrivait, quelques années plus tard, à ce même Brossette :<quote>« La prétendue <hi rend="i">Vie de Molière</hi> est tombée, dès sa naissance, dans un mépris universel, n’étant qu’un amas indigeste de petitesses, de faussetés et de misérables détails, indignes également du sujet et du lecteur. »</quote>Ailleurs il demande hautement qu’on exclue d’une édition de Molière, à laquelle il promettait de donner quelques soins,<quote>« cette misérable <hi rend="i">Vie</hi>, où on ne voit ni vérité, ni style, ni sens commun, ouvrage plus propre à rendre méprisable et ridicule cet illustre auteur, qu’à donner la moindre lumière sur ses écrits et sur sa personne. »</quote>Enfin, Rousseau, ne pouvant s’en taire, écrit dans le même temps à M. Chauvelin, maître des requêtes :<quote>« Outre que cette prétendue <hi rend="i">Vie de Molière</hi> est pitoyablement écrite, les traits historiques dont elle est remplie ont quelque chose de si bas et de si indigne d’un homme comme Molière, que, quand on n’aurait pas, d’ailleurs, que la plupart sont faux et controuvés, leur seule lecture suffirait pour faire regretter le temps qu’on a perdu à les lire. »</quote></p><p>Les nouveaux éditeurs de l’ouvrage de Grimarest attestent qu’il fut écrit<hi rend="i"> presque sous la dictée de Baron</hi>. Rousseau leur avait répondu d’avance. Engageant Brossette, qui songeait aussi à écrire une Vie de Molière, à ne rien avancer que sur des témoignages tout-à-fait irrécusables, il ajoutait :<quote>« Celui de notre cher Baron peut être fort bon à certains égards ; mais vous l’avez connu ; vous savez que le talent qu’il avait de peindre emportait quelquefois son imagination au-delà des bornes du vrai. L’auteur de la prétendue <hi rend="i">Vie de Molière</hi> a trop consulté notre ami, et trop peu sa raison ; et, pour avoir, sans discernement, transporté sur le papier toutes les bagatelles fausses ou vraies qu’il lui avait ouï conter, sans avoir pu y transporter les agréments avec lesquels il les contait, il a fait, d’un seul coup, <hi rend="i">un des plus faux et des plus ennuyeux romans qui aient jamais paru.</hi> »</quote></p></note> mais elle n’a rien <pb n="CXXXIV" xml:id="pCXXXIV"/> d’invraisemblable, et la vérité des caractères y est bien observée, puisque Chapelle y agit comme un fou, et que Molière s y conduit comme un sage. Le premier avait un vieux domestique à qui il permettait, depuis longtemps, de s’asseoir en face de lui dans son carrosse.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-regle-differend-chapelle-et-valet"/>Un jour, sortant de chez Molière à Auteuil, et chaud de vin comme à son ordinaire, il lui prend fantaisie de bannir ce valet de sa place accoutumée, et de le faire monter derrière. Godemer (c’est le nom du vieux serviteur), Godemer, qui connaît son maître, ne fait d’abord aucune attention à ce nouveau caprice. Chapelle insiste, et veut être obéi. Godemer alors se récrie ; il allègue la longue possession <pb n="CXXXV" xml:id="pCXXXV"/> et son grand âge : qu’a-t-il fait, d’ailleurs, pour mériter une telle humiliation ? et que va-t-on dire de lui s’il la subit ? Chapelle, que l’argumentation courrouce, se met à employer la force. Godemer fait résistance. Le maître et le valet se gourment, et le cocher fait d’inutiles efforts pour mettre le holà. Molière, qui, de sa fenêtre, voyait cette étrange scène, accourt, est pris pour juge, entend les parties, et, voulant concilier le droit qui était du côté du maître, avec la raison qu’avait pour lui le valet, il prononce cette sentence : <hi rend="i">Godemer, je vous condamne à monter derrière le carrosse jusqu’au bout de la prairie; et là vous demanderez fort honnêtement à votre maître la permission d’y rentrer : je suis sûr qu’il vous la donnera.</hi> Chapelle s’extasie sur la profonde sagesse de ce jugement, et fait grâce entière à son valet. <hi rend="i">Ma foi</hi>, dit-il à Molière, <hi rend="i">je vous suis obligé ; car cette affaire-là m’embarrassait : elle avait sa difficulté. Adieu, mon cher ami, tu juges mieux qu’homme de France.</hi><milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>Les autres amis de Molière étaient dignes de lui. Il suffit de citer leurs noms : c’étaient Boileau, La Fontaine, le célèbre physicien Rohault<note place="bottom">Jacques Rohault, né à Amiens en 1620, mort à Paris en 1675. Il était cartésien aussi déterminé que Bernier était gassendiste. On a dit très faussement que Molière s’était moqué de lui dans le personnage de Pancrace, du <hi rend="i">Mariage forcé</hi>, et non moins faussement qu’il avait voulu lui emprunter son chapeau pour le rôle du maître de philosophie, dans <hi rend="i">le Bourgeois gentilhomme.</hi></note>, et cet abbé Lamotte-le-Vayer, dont il déplore la mort prématurée dans un <pb n="CXXXVI" xml:id="pCXXXVI"/> sonnet touchant, accompagné d’une lettre plus touchante encore<note place="bottom">Voir ce <hi rend="i">sonnet</hi>et cette <hi rend="i">lettre</hi>, t. IX., p. 503 de cette édition, où ils ont été imprimés pour la première fois.</note>.</p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#boileau-surnomme-moliere-contemplateur"/>Boileau, fléau des mauvais poètes, mais censeur utile et approbateur courageux des bons écrivains, avait pour Molière une estime profonde, dont ses vers et ses discours rendent plus d’une fois témoignage.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="boileau-surnomme-moliere-contemplateur"/> On sait qu’il l’appelait <hi rend="i">le contemplateur</hi> c’est un éloge tout entier que ce surnom<note place="bottom">« Boileau ne se lassait point d’admirer Molière… Il disait que la nature semblait lui avoir révélé tous ses secrets, du moins pour ce qui regarde les mœurs et les caractères des hommes. » (<hi rend="i">Bolœna</hi> de Monchesnay.)</note><milestone type="anecdoteEnd"/>. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="boileau-ou-racine-consacre-moliere-devant-roi"/>Louis XIV lui demandant <hi rend="i">quel était le plus rare des grands écrivains qui avaient honoré la France pendant son règne : Sire c’est Molière</hi>, répondit-il sans hésiter. <hi rend="i">Je ne le croyais pas</hi>, répliqua le roi ; <hi rend="i">mais vous vous y connaissez mieux que moi</hi>.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#boileau-ou-racine-consacre-moliere-devant-roi"/> Admirable dialogue, où Boileau, s’élevant au-dessus des idées de son siècle, devance le jugement de la postérité, et où Louis XIV soumet avec docilité son opinion à celle d’un de ses sujets qui n’était qu’un grand poète !<milestone type="commentEnd"/></p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-defend-bonhomme-la-fontaine"/>La Fontaine avait deviné tout le génie de Molière, lorsque, à son début, de faibles essais ne le faisaient encore présager à personne<note place="bottom">Voir, dans la Notice sur <hi rend="i">les Fâcheux</hi>, t. II, p. 463 et 464 de cette édition, le jugement que La Fontaine porta sur l’auteur, qu’il ne fréquentait pas encore, et sur la pièce, dont il venait de Voir la représentation.</note> ; et Molière prédit l’immortalité de La Fontaine, à qui ses autres contemporains osaient <pb n="CXXXVII" xml:id="pCXXXVII"/> à peine promettre quelques succès viagers. <milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-defend-bonhomme-la-fontaine"/>À un souper chez Molière, La Fontaine était accablé de railleries piquantes par Boileau, Racine et d’autres amis. Le <hi rend="i">bonhomme</hi> (c’est le nom qu’ils lui donnaient) essuya leurs sarcasmes avec tant de douceur, que Molière en eut pitié, et dit tout bas à son voisin, le musicien Descosteaux : <hi rend="i">Ne nous moquons pas du bonhomme ; il vivra peut-être plus que nous tous</hi><note place="bottom">C’est ainsi que L. Racine rapporte ce mot. D’autres le citent de cette manière : <hi rend="i">Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n’effaceront pas le bonhomme.</hi> La leçon de L. Racine me semble préférable à tous égards. Non seulement elle mérite plus de confiance, venant d’un homme qui avait trouvé, dans sa famille même et dans la fréquentation de Boileau, la tradition de tout ce qui concernait les grands poètes du siècle de Louis XIV ; mais encore Molière, s’associant, pour ainsi dire, au tort de ses convives, et se mettant du nombre de ceux qui, suivant lui, pourraient bien ne pas vivre aussi longtemps que La Fontaine dans la postérité, parle d’une manière plus convenable, plus modeste, moins caustique, en tout plus digne de foi.</note>.<milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>Molière avait dix-huit ans de plus que Racine. Pendant quelques années, ils furent amis autant que le permettait cette différence d’âge ; et les mêmes sociétés, les mêmes repas les réunissaient souvent<note place="bottom">On aperçoit dans les Lettres de Racine, quelques traces de leur première liaison. <quote>« Je n’ai pas trouvé aujourd’hui le comte de Saint-Aignan au lever du roi ; mais j’y ai trouvé Molière, à qui le roi a donné assez de louanges, et j’en ai été bien aise pour lui ; il a été bien aise aussi que j’y fusse présent (novembre 1663). »</quote>— <quote>« Je n’ai point vu <hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi>, ni son auteur, depuis huit jours ; j’irai tantôt (décembre 1663). »</quote></note>. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-donne-sujet-thebaide"/>Molière, dit-on, avait donné au jeune Racine le sujet et le plan de <hi rend="i">la Thébaïde</hi>, <pb n="CXXXVIII" xml:id="pCXXXVIII"/> et il avait joint à ce don celui d’une bourse de cent louis.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-donne-sujet-thebaide"/>Racine fut trop peu reconnaissant. Après avoir fait représenter ses <hi rend="i">Frères ennemis</hi> et son <hi rend="i">Alexandre</hi> sur le théâtre de Molière, il autorisa les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne à jouer aussi cette dernière tragédie ; ensuite il leur donna son <hi rend="i">Andromaque</hi> ; et, afin d’en mieux assurer le succès, il enrôla pour eux mademoiselle Duparc, la meilleure actrice tragique de la troupe du Palais royal. Molière ressentit vivement ces procédés peu délicats qui blessaient son cœur et nuisaient à ses intérêts. De ce moment, sa liaison avec Racine fut rompue. <milestone type="commentEnd"/><!--<milestone type="commentStart" corresp="#racine-fait-eloge-misanthrope moliere-fait-eloge-plaideurs"/>--> On doit regretter que deux hommes de génie, dont l’un avait été le bienfaiteur de l’autre, ne soient pas restés unis ; mais du moins on n’a point à gémir des suites de leur mésintelligence, qui ne fut marquée par aucun trait perfide, par aucun éclat fâcheux. Loin de là : on les vit se rendre mutuellement justice, et se défendre réciproquement au sujet de leurs ouvrages.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="racine-fait-eloge-misanthrope"/>On vint annoncer à Racine que <hi rend="i">le Misanthrope</hi> était tombé. <hi rend="i">Rien n’est si froid</hi>, ajoutait-on ; <hi rend="i">vous pouvez m’en croire, j’y étais. Vous y étiez</hi>, reprit-il, <hi rend="i">je n’y étais pas ; cependant je n’en croirai rien, parce qu’il est impossible que Molière ait fait une mauvaise pièce</hi>.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-fait-eloge-plaideurs"/>Molière assistait aux <hi rend="i">Plaideurs</hi>, que le public recevait mal. <hi rend="i">Cette comédie est excellente</hi>, s’écria-t-il ; <hi rend="i">et ceux qui s’en moquent méritent qu’on se moque d’eux</hi>.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-fait-eloge-plaideurs"/>Racine eut le mérite assez rare de pardonner à Molière le mal qu’il lui avait fait, et de se montrer équitable à son égard ; mais Molière fut doublement généreux, en oubliant les torts d’un ami ingrat, et en <pb n="CXXXIX" xml:id="pCXXXIX"/> soutenant, contre le jugement public, un auteur qui pouvait lui faire craindre un rival.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p>Corneille et Molière, entre qui existait une distance d’âge aussi grande qu’entre Molière et Racine, et dont les sociétés, ainsi que les habitudes, étaient fort différentes, ne furent jamais liés d’amitié ; mais, livrés tous deux aux travaux du théâtre, ils ne purent demeurer étrangers l’un à l’autre. Cet abbé d’Aubignac, qui indisposait le grand Condé contre les règles dramatiques, parce que, s’il les savait bien, il s’en servait encore plus mal<note place="bottom">On connaît le mot du grand Condé au sujet de la tragédie de <hi rend="i">Zénobie</hi>, par l’abbé d’Aubignac. <hi rend="i">Je sais bon gré</hi>, disait-il, <hi rend="i">à l’abbé d’Aubignac d’avoir si bien suivi les règles d’Aristote ; mais je ne pardonne pas aux règles d’Aristote d’avoir fait faire une si mauvaise tragédie à l’abbé d’Aubignac</hi>.</note>, accusa Corneille de jalousie envers Molière, à l’occasion du succès de <hi rend="i">l’Ecole des Femmes</hi><note place="bottom">L’abbé d’Aubignac, dans sa <hi rend="i">Quatrième dissertation concernant le poème dramatique</hi>, reproche à Corneille de s’être avisé, sur ses vieux jours, <hi rend="i">d’accroître son nom</hi>, en se faisant appeler <hi rend="i">M. de Corneille</hi> ;et il lui rappelle, à ce sujet, le ridicule que <hi rend="i">son petit frère</hi>, Thomas Corneille, avait en de se donner le surnom de <hi rend="i">M. de Lisle</hi> ; ridicule dont on prétend que Molière s’est moqué dans <hi rend="i">l’École des Femmes.</hi><quote>« Je vous demande pardon, ajoute-t-il, si je vous parle de cette comédie, qui vous fait désespérer, et que vous avez essayé de détruire par votre cabale, dès la première représentation. »</quote>Plus loin, il dit : <quote>« Le poète qui fait profession de fournir le théâtre, et d’entretenir, durant toute sa vie, la satisfaction des bourgeois, ne peut souffrir de compagnon. Il y a longtemps qu’Aristophane l’a dit : il se ronge de chagrin quand un seul poème occupe Paris durant plusieurs mois ; et <hi rend="i">l’École des Maris</hi>et celle <hi rend="i">des Femmes</hi>sont les trophées de Miltiade, qui empêchent Thémistocle de dormir. »</quote></note>. Cette <pb n="CXL" xml:id="pCXL"/> accusation de l’auteur de <hi rend="i">Zénobie</hi> contre l’auteur du <hi rend="i">Cid</hi>, ne laisserait aucune impression dans les esprits, si elle n’était fortifiée du témoignage d’un ami et d’un admirateur passionné de Corneille. Corneille, s’il faut en croire Segrais, sentant combien il était inférieur à Molière dans la comédie, en était jaloux, et ne pouvait s’empêcher de le témoigner<note place="bottom"><hi rend="i">Œuvres de Segrais</hi>, t. II, p. 158.</note>. Que Corneille ait été jaloux de Racine, comme on l’a dit aussi, bien qu’il soit pénible de le penser, il est aisé de le concevoir. Mais en quoi Molière, avec tous ses succès dans la comédie, pouvait-il foire ombrage à l’homme qui avait triomphé tant de fois sur la scène tragique ? Ce serait ici trop de modestie. Et comment l’auteur de <hi rend="i">Mélite</hi>, de <hi rend="i">la Veuve</hi>, de <hi rend="i">la Galerie du Palais</hi>, de <hi rend="i">la Suivante</hi>, de <hi rend="i">la Place royale</hi>, pouvait-il se croire, en qualité de poète comique, le rival de l’auteur du <hi rend="i">Misanthrope</hi>, de <hi rend="i">Tartuffe</hi>, de <hi rend="i">l’Avare</hi> et des <hi rend="i">Femmes savantes</hi> ? Ce serait là trop d’orgueil. Comment plutôt celui qui avait fait autrefois <hi rend="i">le Menteur</hi>, n’applaudissait-il pas aux triomphes d’un jeune auteur, à qui il avait ouvert et ensuite abandonné la carrière comique, après y avoir marqué lui-même ses pas par un chef-d’œuvre ? Quoi qu’il en soit, Corneille et Molière eurent plus d’une occasion de rapprochement et de bons procédés l’un envers l’autre. <hi rend="i">Alexandre</hi> avait peu réussi au théâtre du Palais royal. Il obtint, sur celui de l’Hôtel de Bourgogne, un grand succès, que suivit de près la chute d’<hi rend="i">Agésilas</hi> ; et les comédiens semblaient, ainsi que <pb n="CXLI" xml:id="pCXLI"/> la fortune, délaisser le vieux poète, pour se tourner du côté de son jeune et brillant rival. Corneille, blessé de cette ingratitude, fit représenter <hi rend="i">Attila</hi> par la troupe de Molière. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-dit-que-lutin-souffle-vers-a-corneille"/>Plus tard, Molière, trop pressé par le temps pour achever <hi rend="i">Psyché</hi>, eut recours à Corneille, que ce partage mit à même de prouver un nouveau talent et d’acquérir une nouvelle gloire. <milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-dit-que-lutin-souffle-vers-a-corneille"/>Molière vit donc de près travailler Corneille ; et c’est pour l’avoir observé, qu’il se crut en droit de dire : <hi rend="i">Il a un lutin qui vient de temps en temps lui souffler d’excellents vers, et qui ensuite le laisse là, en disant</hi> : Voyons comme il s’en tirera quand il sera seul ; <hi rend="i">et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s’en amuse.</hi><milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>Il m’en coûterait, je l’avoue, d’avoir à placer Lulli au rang des amis de Molière, Lulli, dont le caractère vil et les mœurs infâmes étaient l’objet du mépris universel<note place="bottom"><p>Brouette et Monchesnay attestent l’on et l’autre que Boileau a voulu peindre Lulli dans ces vers de son épître IX :</p><quote><l>En vain, par sa grimace, un bouffon odieux</l><l>À table nous fait rire et divertit nos yeux ;</l><l>Ses bons mots ont besoin de farine etde plâtre.</l><l>Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre,</l><l>Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux :</l><l>Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.</l></quote><p>Jean-Baptiste Lulli naquit à Florence en 1633, et mourut à Paris en 1687.</p></note>. Ils unirent plusieurs fois leurs talents pour l’amusement du roi ; mais, plusieurs fois aussi, Molière, dans ses ouvrages, semble laisser échapper quelques traits de <pb n="CXLII" xml:id="pCXLII"/> l’humeur que lui inspirait une association plus incommode que glorieuse ; et, quand il disait, <hi rend="i">Lulli, fais-nous rire</hi>, il ne prouvait nullement qu’il eût pour lui de l’affection. Ce mot s’adressait à un bouffon, et non pas à un ami.</p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-lit-tartuffe-chez-ninon-de-lenclos-depot-cassettes"/>L’épicurisme relâché de Ninon<note place="bottom">Anne de L’Enclos, ordinairement appelée Ninon, naquit à Paris, en 1616, et mourut dans la même ville en 1706, âgée de quatre-vingt-dix ans.</note> et de ses amis, qui avaient été presque tous ses amants, n’était pas tout-à-fait celui de Molière. Cependant l’entretien vif et brillant de la moderne Leontium n’était ni sans charme, ni sans profit pour lui : il lui soumettait même volontiers ses ouvrages. L’abbé de Châteauneuf, le dernier amant de Ninon et le parrain de Voltaire, raconte l’anecdote suivante : <milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-lit-tartuffe-chez-ninon-de-lenclos-depot-cassettes"/><quote>« Je me rappelle, dit-il, une particularité que je tiens de Molière lui-même, qui nous la raconta peu de jours avant la première représentation du <hi rend="i">Tartuffe</hi>. On parlait du pouvoir de l’imitation. Nous lui demandâmes pourquoi le même ridicule qui nous échappe souvent dans l’original, nous frappe à coup sûr dans la copie. Il nous répondit que c’est parce que nous le voyons alors par les yeux de l’imitateur qui sont meilleurs que les nôtres : car, ajouta-t-il, le talent de l’apercevoir par soi-même n’est pas donné à tout le monde. Là-dessus il nous cita Ninon comme la personne qu’il connaissait sur qui le ridicule faisait une plus prompte impression ; et il nous apprit qu’ayant été la veille lui <pb n="CXLIII" xml:id="pCXLIII"/> lire son <hi rend="i">Tartuffe</hi> (selon sa coutume de la consulter sur tout ce qu’il faisait), elle le paya en même monnaie par le récit d’une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui fit le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles, que, si sa pièce n’eût pas été faite, nous disait-il, il ne l’aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d’aussi parfait que le <hi rend="i">Tartuffe</hi> de Ninon<note place="bottom">Ce passage est tiré d’un ouvrage de l’abbé de Châteauneuf, intitulé <hi rend="i">Dialogue sur la Musique des Anciens</hi>, in-12, Paris, 1725. Voltaire, qui tenait sans doute de l’abbé de Châteauneuf, son parrain, l’aventure qu’avait racontée Ninon, en fit sa comédie du <hi rend="i">Dépositaire.</hi></note>. »</quote><milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-lit-tartuffe-chez-ninon-de-lenclos-depot-cassettes"/>En tenant l’anecdote pour vraie, convenons que Molière était trop modeste, et félicitons-nous de ce qu’il avait fait sa pièce avant d’entendre le récit de Ninon.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-fait-bon-mot-mauvillain"/>Malade incrédule ou plutôt désabusé<note place="bottom">Un contemporain de Molière assure pourtant qu’il n’était pas convaincu lui-même de tout ce qu’il disait contre les médecins. <quote>« S’il avait eu le temps d’être malade, dit-il, il ne saurait pas mort sans médecin… Molière, ce même Molière, pendant une oppression, s’est fait saigner jusques à quatre fois pour un jour. »</quote><hi rend="i">Mercure galant</hi>, t. IV, p. 277 et 290.</note>, Molière n’en avait pas moins pour ami son médecin, qui se nommait Mauvilain.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-fait-bon-mot-mauvillain"/>Le roi, les voyant ensemble à son dîner, dit à Molière : <hi rend="i">Voilà donc votre médecin. Que vous fait-il</hi> ? — <hi rend="i">Sire, nous raisonnons ensemble ; il m’ordonne des remèdes ; je ne les fais pas, et je guéris</hi><note place="bottom">Après les traits sans nombre que Molière a lancés dans ses comédies contre les médecins, il semblerait qu’il ne dut plus lui en rester pour la conversation. En voici un cependant qui mérite d’être rapporté. <hi rend="i">Un médecin</hi>, disait-il, <hi rend="i">est un homme que l’on paie pour conter des fariboles dans la chambre d’un malade, jusqu’à ce que la nature l’ait guéri ou que les remèdes l’aient tué.</hi></note>. <milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-fait-bon-mot-mauvillain"/>Ce n’était là <pb n="CXLIV" xml:id="pCXLIV"/> malheureusement qu’une saillie sans vérité : Molière ne guérissait pas plus que s’il eût exécuté ponctuellement les ordonnances de son docteur. C’est ce même docteur qui lui fournissait les termes de médecine dont il faisait un si plaisant usage dans ses pièces ; et, pour que tout fût singulier dans le commerce qu’ils avaient entre eux, Molière, excommunié par l’église, obtint un canonicat pour le fils dit médecin qui l’aidait à se moquer de la faculté<note place="bottom">Voir le <hi rend="i">Troisième placet</hi>, en tête de <hi rend="i">l’Imposteur</hi>, p. 29 dot t. VI de cette édition.</note>.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p>J’ai montré Molière dans son ménage, à la cour et avec ses amis. Il me reste à le faire voir au milieu de sa troupe. Cette troupe était sa famille ; il en était le père plus encore que le chef. Il l’avait formée lui-même dans les premières années de sa vie théâtrale ; et presque tous ceux qui la composaient restèrent avec lui jusqu’à sa mort. C’est en partie pour eux qu’il avait refusé le poste que le prince de Conti lui offrait auprès de lui ; c’est pour eux qu’il continua jusqu’à la fin l’exercice d’une profession que sa santé et d’autres considérations lui conseillaient d’abandonner<note place="bottom"><p>Une déclaration du roi, du 16 avril 1641, relative aux comédiens, voulait que leur exercice, qui peut innocemment divertir les peuples de <quote>« diverses occupations mauvaises, ne pût leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public. »</quote>Mais l’opinion, plus forte que les lois, continua d’imprimer une sorte de flétrissure à la profession de comédien ; et l’on croit généralement que l’Académie, en se privant de l’honneur d’admettre Molière dans son sein, obéit à l’empire de ce préjugé barbare. Cependant on raconte, d’après le témoignage de La Motte, que, Colbert ayant témoigné son étonnement de ce que Molière n’était pas de l’Académie, et son désir qu’il en fut, l’Académie avait décidé de lui donner la première place vacante, à condition qu’il ne jouerait plus que dans les rôles de haut comique. Les uns prétendent qu’il se refusa à cet arrangement ; les autres disent que sa mort précipitée en empêcha l’exécution ; d’autres, enfin, le regardent comme invraisemblable, attendu qu’il n’y a pas de différence essentielle entre le comédien qui reçoit des coups de bâton et celui qui les donne.</p><p>Quoi qu’il en soit, l’Académie, pour se consoler de n’avoir pu recevoir Molière de son vivant, l’adopta de plusieurs manières après sa mort, d’abord en proposant son éloge pour sujet du prix d’éloquence de 1769 ; ensuite en décidant que son buste ornerait à l’avenir le lien de ses séances. L’extrait suivant des registres de l’Académie constate cette dernière circonstance.</p><quote><p>Du lundi 23 novembre 1778.</p><p>M. le secrétaire (d’Alembert) a prié l’Académie de vouloir bien accepter le buste de Molière, fait par M. Houdon. La compagnie a, d’une voix unanime, accepté le don de M. le secrétaire, qui a proposé différentes inscriptions pour ce buste. Les académiciens présens ont promis de penser chacun de leur côté à cet objet, et de proposer leurs inscriptions, entre lesquelles l’Académie choisira celle qui lui paraîtra la plus convenable.</p><p>Du jeudi 26 novembre.</p><p>L’Académie a choisi, d’une voix unanime, pour le buste de Molière, l’inscription suivante, proposée par M. Saurin :</p><p>J.-B. Poquelin de Molière, 1778.</p><p>Rien ne manque à sa gloire ; il manquait à la nôtre.</p></quote></note> ; c’est pour eux enfin, c’est <pb n="CXLV" xml:id="pCXLV"/> pour ne point leur faire tort de quelque argent, qu’il voulut paraître sur le théâtre le jour où il en descendit pour n’y plus remonter : on peut donc dire qu’il vécut <pb n="CXLVI" xml:id="pCXLVI"/> et mourut victime de l’intérêt tout paternel qu’il leur portait.</p>
<p>Quelles leçons, quels exemples ne recevaient-ils pas, pour leur art, d’un homme qui, au génie du poète comique, unissait, dans un degré presque égal, le talent du comédien<note place="bottom">Dès longtemps, la réputation ‘du comédien est absorbée dans la gloire du poète ; mais, du vivant de Molière, l’une semblait égaler l’autre et presque la surpasser. Ses ennemis aimaient à attribuer le succès de ses pièces à la perfection de son jeu. Il est certain qu’il n’épargnait ni soin, ni peine, pour exceller dans sa profession d’acteur. On assure qu’il ne manquait pas une représentation du fameux Scaramouche (Tiberio Fiurilli), le meilleur pantomime de son temps : aussi disait-on qu’il était son élève, et qu’il lui devait tout son talent. De Visé caractérisait ainsi ce talent : <quote>« Molière était comédien depuis les pieds jusqu’à la tête. Il semblait qu’il eût plusieurs voix ; tout parlait en loi ; et, d’un pas, d’un sourire, d’un clin d’œil, d’un remuement de tête, il faisait plus concevoir de choses, que le plus grand parleur n’aurait pu en dire en une heure. »</quote>(<hi rend="i">Mercure galant</hi>, t. IV, p. 302 et 303.)</note> ? A quel point de perfection presque idéale ne devait pas s’élever la représentation d’une pièce de Molière, où, faisant lui-même le principal personnage, il était secondé par des acteurs qu’il avait longuement pénétrés de l’esprit de leur rôle ; et qu’il animait de sa présence sur le théâtre<note place="bottom">Molière jouadans la plupart de ses pièces ; il créa les rôles suivants : Mascarille, de <hi rend="i">l’Étourdi</hi>et des <hi rend="i">Précieuses ridicules</hi> ;Albert, du <hi rend="i">Dépit amoureux</hi> ;Sganarelle, du <hi rend="i">Cocu imaginaire</hi>, de <hi rend="i">l’École des Maris</hi>, du <hi rend="i">Mariage forcé</hi>, du <hi rend="i">Festin de Pierre</hi>, de <hi rend="i">l’Amour médecin</hi>, et du <hi rend="i">Médecin malgré lui</hi> ;don Garcie ; Éraste, des <hi rend="i">Fâcheux</hi> ;Arnolphe, de <hi rend="i">l’École des Femmes ;</hi> Molière, de <hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi> ;Moron et Lyciscas, de <hi rend="i">la Princesse d’Élide</hi> ;Alceste, du <hi rend="i">Misanthrope</hi> ;don Pèdre, du <hi rend="i">Sicilien</hi> ;Orgon, de <hi rend="i">Tartuffe</hi> ;George Dandin ; Harpagon, <hi rend="i">de l’Avare</hi>Pourceaugnac ; Clitidas, des <hi rend="i">Amants magnifiques</hi> ;Jourdain, du <hi rend="i">Bourgeois gentilhomme</hi> ;Zéphyre, de <hi rend="i">Psyché</hi> ;Géronte, des <hi rend="i">Fourberies</hi>et Argan, du <hi rend="i">Malade imaginaire.</hi></note> ? Quelle justesse dans les <pb n="CXLVII" xml:id="pCXLVII"/> détails, quelle harmonie dans l’ensemble ne devaient pas résulter de ce concours unique de circonstances<note place="bottom">Madame Molière avait un petit travers dont on assure que la tradition ne s’est point perdue au théâtre ; c’était de consulter, pour son habillement, plutôt les intérêts de son amour-propre, que le caractère et la situation de son personnage. On raconte que, pour le rôle d’Elmire, elle s’était fait faire, à l’insu de son mari, un habit magnifique. Molière, entrant dans sa loge avant la représentation, et, la voyant ainsi parée, s’écria : <hi rend="i">Comment donc ! Mademoiselle, que voulez-vous dire avec cet ajustement ? Ne savez-vous pas que vous êtes incommodée dans la pièce ? et vous voilà éveillée et ornée comme si vous alliez à une fête ! Déshabillez-vous, et prenez un habit convenable à la situation où vous devez être.</hi>On ajoute que Madame Molière en eut beaucoup d’humeur : ce n’est pas ce qu’il y a de moins croyable dans l’anecdote.</note> ? Tous les contemporains de Molière en furent frappés, et je n’aurais que l’embarras du choix parmi les témoignages de leur enthousiasme. De Visé, parlant de <hi rend="i">l’École des Femmes</hi>, dit : <quote>« Jamais comédie ne fut si bien représentée, ni avec tant d’art : chaque acteur sait combien il y doit faire de pas, et toutes ses œillades sont comptées<note place="bottom"><hi rend="i">Nouvelles nouvelles</hi>, par de Visé, III<hi rend="sup">e</hi>partie, p. 234. Paris, 1663.</note> »</quote> Segrais dit quelque part : « <quote> On a vu par son moyen ce qui ne s’était pas encore vu, et ce qui ne se verra jamais ; c’est une troupe accomplie de comédiens formée de sa main, qui ne peut pas avoir de pareille : c’est une des particularités remarquables du siècle d’où <pb n="CXLVIII" xml:id="pCXLVIII"/> nous allons sortir<note place="bottom"><hi rend="i">Œuvres de Segrais</hi>, t. II, p. 159.</note>. »</quote> Molière, comme s’il se fût douté que la postérité serait curieuse de savoir de quelle manière ils instruisent et dirigeait sa troupe, nous fait assister, dans <hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi>, à une répétition où elle figure presque en entier. Nous le voyons dessiner chaque caractère, indiquer les traits propres à chaque ridicule, donner des instructions précises à ceux qui en ont besoin, et abandonner à eux-mêmes ceux qu’un heureux instinct guide plus sûrement que toutes les leçons de l’art<note place="bottom">Molière avait confié à Beauval le rôle de Thomas Diafoirus. Madame Beauval lui dit avec impatience, pendant une des répétitions :<hi rend="i">Vous nous tourmentez tous, et vous ne dites mot à mon mari. J’en serais bien fâché</hi>, répondit Molière ;<hi rend="i">je lui gâterais son jeu : la nature lui a donné de meilleures leçons que les miennes pour ce rôle.</hi></note> ; nous le voyons recommander à tous le naturel, qualité qui devroit être commune, mais qui est la plus rare de toutes, parce que la sotte vanité, le faux jugement et le mauvais goût conspirent à l’envi pour la détruire.</p>
<p>De tous les acteurs de sa troupe, celui que Molière chérit le plus et à qui il donna le plus de soins, ce fut Baron<note place="bottom">Michel Boyron, dit Baron, né à Paris en 1653, mort en 1729 : auteur de <hi rend="i">l’Homme à bonnes fortunes</hi>, où il semble avoir peint sa fatuité et ses grands airs ; et prête-nom de <hi rend="i">l’Andrienne</hi>, du Père La Rue, qu’il aurait pu faire lui6même, si, comme Duclos le donne à entendre, il était familiarisé avec les lettres latines.</note>. Il faisait, à douze ans, la fortune d’une troupe enfantine qui courait les foires de Paris et de la <pb n="CXLIX" xml:id="pCXLIX"/> province. S’il eût continué ce genre de vie, sa jeunesse se serait flétrie dans les habitudes d’un obscur libertinage, et ses heureuses dispositions auraient péri dans le germe sur d’ignobles tréteaux peu propres à les développer. Pour l’arracher à ce double danger, Molière eut recours à l’autorité du roi : Baron lui fut accordé par lettres de cachet. <milestone type="commentStart" corresp="#armande-donne-soufflet-a-baron"/>Ce fut une précieuse acquisition pour son théâtre ; mais ce fut aussi un nouveau sujet de trouble dans son ménage, qui n’avait pas besoin de ce surcroît. Madame Molière devint jalouse des bontés de son mari pour le jeune Baron, <milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="armande-donne-soufflet-a-baron"/>et elle s’emporta même un jour jusqu’à lui donner un soufflet.<milestone type="anecdoteEnd"/>La nature et Molière, ces deux maîtres dont les leçons étaient dans un si parfait accord, firent de Baron le premier comédien de son siècle. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-secourt-mondorge"/>Molière ne se bornait pas à cultiver son talent ; il travaillait aussi à former son esprit et son cœur. Il profitait des moindres événements pour lui en faire démêler les causes et tirer les conséquences ; il s’appliquait surtout à lui inspirer des sentiments nobles et généreux.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-secourt-mondorge"/>Un pauvre comédien, nommé Mondorge, qui avait été son camarade en province, vint un jour chez lui pour solliciter quelque secours. Comme, dans son piteux accoutrement, il n’osait se présenter lui-même, Baron se chargea de sa supplique. <hi rend="i">Il est vrai</hi>, dit Molière, <hi rend="i">que nous avons joué la comédie ensemble : c’est un fort honnête homme, et je suis fâché que ses petites affaires soient en si mauvais état. Que croyez-vous que je doive lui donner ? Quatre pistoles</hi>, répondit en hésitant Baron. <hi rend="i">Je vais lui donner quatre pistoles pour moi</hi>, répliqua Molière ; <hi rend="i">en voilà vingt que</hi><pb n="CL" xml:id="pCL"/><hi rend="i">vous lui donnerez pour vous.</hi> Il se fait présenter Mondorge, l’accueille affectueusement, et joint au don de l’argent celui d’un magnifique habit de théâtre, dont il prétend n’avoir plus besoin.<milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>Rien ne pourrait être plus intéressant que de connaître avec vérité, avec précision, avec détail, la manière d’être dans le monde et les habitudes privées, d’un homme tel que Molière. Mais il ne nous a été transmis qu’un petit nombre de renseignements vagues, peu caractéristiques, et, ce qui est pis encore, suspects d’exagération ou d’infidélité. Je vais essayer de rassembler le peu de traits dignes de confiance qui se trouvent épars dans les divers écrits du temps, et d’en former une esquisse qui, si elle n’offre pas la ressemblance achevée du modèle, ne présente du moins rien qui s’en écarte.</p>
<p>Molière n’avait pas, il s’en faut, cette gaieté de tempérament qui brille sur le visage, et éclate dans les discours de celui dont elle est l’heureux partage. L’observation, quel qu’en soit l’objet, est toujours sérieuse, quand elle est profonde ; et elle peut devenir triste, quand c’est à l’homme ou à la société qu’elle s’applique. Celui qui fit tant rire, ne riait que fort rarement et d’un rire plus que modéré. De même, il réfléchissait trop pour parler beaucoup<note place="bottom">Pour Molière, parler peu dans le monde, n’était pas seulement un effet du caractère et du tour d’esprit ; c’était aussi une chose de régime. Sa poitrine fut toujours très faible, et il avait besoin de la ménager pour pouvoir fournir à l’exercice de sa profession de comédien. Il devait redouter également les gens qui parlent quatre ou cinq à la fois, et ceux qui parlent trop haut. Un jour, il s’engagea dans une dispute avec l’avocat Fourcroy, dont les poumons étaient d’une capacité et d’une force peu communes. Exténué des efforts qu’il avait faits inutilement pour se faire entendre, il se tourna vers Boileau, et lui dit : <hi rend="i">Qu’est-ce que la raison avec un filet de voix contre une gueule comme celle-là</hi> ?</note> ; et son esprit était trop grave pour <pb n="CLI" xml:id="pCLI"/> s’évaporer en saillies<note place="bottom">Il est peu de grands écrivains dont on ait retenu moins de mots sentencieux ou plaisants. En voici deux seulement que la tradition nous a conservés. <hi rend="i">Le mépris</hi>, disait-il, <hi rend="i">est une pilule qu’on peut bien avaler, mais qu’on ne peut guère mâcher sans faire la grimace.</hi>Lorsqu’il éprouvait tant de contrariétés et essuyait tant d’injures au sujet de <hi rend="i">Tartuffe</hi>, quelqu’un lui demandait de quoi il s’avisait aussi de faire des sermons. <hi rend="i">Pourquoi</hi>, répondit-il, <hi rend="i">sera-t-il permis au père Maimbourg de faire des comédies en chaire, et qu’il me sera défendu de fairedes sermons sur le théâtre</hi> ?</note>. Il semble s’être peint lui-même dans ce personnage de Damon, qui, invité à souper comme bel-esprit, trompe par son silence une demi-douzaine de personnes qui attendaient de lui force bons mots et impromptus, et croyaient qu’il ne devait <hi rend="i">demander à boire qu’avec une pointe</hi><note place="bottom">Voir <hi rend="i">la Critique de l’École des Femmes</hi>, t. III, p. 188 de cette édition.</note>. On a dit une semblable chose de La Fontaine. Le trait, en effet, leur convient à tous deux ; mais leur taciturnité n’avait ni le même caractère, ni le même principe. La Fontaine, rêveur, préoccupé, distrait, habitait, en esprit, le monde créé par son imagination : il songeait toujours à ses fables, à moins qu’il ne lui arrivât de ne songer à rien. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-utilise-memoires-et-tablettes"/>Molière, dans la société, était sur le terrain même de ses études : quand sa langue était muette, son œil n’en était que plus occupé, et son oreille plus attentive.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-utilise-memoires-et-tablettes"/> Un de ses <pb n="CLII" xml:id="pCLII"/> contemporains nous le montre écoutant les discours de toutes les personnes que le hasard lui fait rencontrer.<quote> « Il semblait, dit-il, par le mouvement de ses yeux, qu’il regardait jusques au fond de leurs âmes pour y voir ce qu’elles ne disaient pas. »</quote>Il le représente aussi toujours muni de tablettes sur lesquelles il notait à la dérobée les paroles, les gestes même qui peignaient, qui trahissaient un vice, une passion ou un ridicule<note place="bottom">Ces détails sont tirés de la comédie de <hi rend="i">Zélinde</hi>, du comédien de Villiers, que quelques-uns ont faussement attribuée à de Visé. Voir <hi rend="i">la Critique de l’École des Femmes</hi>, t. III, p. 188 et 189 de cette édition.</note>. Un autre assure que ces tablettes lui servaient aussi à recueillir les traits sans nombre que les gens de qualité venaient à l’envi lui fournir contre leurs pareils, et quelquefois contre eux-mêmes<note place="bottom"><hi rend="i">Nouvelles nouvelles</hi>, troisième partie, p. 224 et suivantes.</note>.<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-utilise-memoires-et-tablettes"/>Molière, à l’entendre, n’aurait guère travaillé que d’après leurs mémoires. C’est le propos d’un ennemi. Molière avait-il si fort besoin qu’on lui indiquât des ridicules ? Il savait assez bien les apercevoir lui-même, et il les voyait mieux sans doute par ses propres yeux que par ceux d’autrui. Si je ne me trompe, il y avait plus d’importunité pour lui que d’utilité dans ces révélations qu’on dit avoir été si fréquentes, et il faisait peut-être moins son profit des ridicules qui lui étaient dénoncés par ces officieux courtisans, que de ceux qu’ils venaient étaler eux-mêmes à cette occasion.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p>Molière apercevait, d’un coup d’œil prompt, sûr et <pb n="CLIII" xml:id="pCLIII"/> pénétrant, le principe secret des mouvements de l’homme les plus indéterminés et en apparence les plus, indifférents. Le naturel que cachent les voiles redoublés de la dissimulation, ou que déguisent les dehors uniformes de la politesse, n’avait pas pour lui plus de mystères que celui qui se manifeste dans le naïf abandon de la candeur, ou qui se montre à nu dans l’ingénuité cynique de la grossièreté. Nul genre d’action, nulle classe d’hommes n’échappait à ses regards ou ne lui en paraissait indigne. <milestone type="commentStart" corresp="#moliere-donne-aumone-mendiant"/>Tout, enfin, était pour lui fertile en observations morales, et de tout il tirait des résultats philosophiques.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-donne-aumone-mendiant"/>Un jour, il fait l’aumône à un pauvre. Un instant après, ce pauvre court après lui, et lui dit : <hi rend="i">Monsieur, vous n’aviez peut-être pas dessein de me donner un louis d’or ; je viens vous le rendre. Tiens, mon ami</hi>, lui dit Molière, <hi rend="i">en voilà un autre</hi> ; et il s’écrie : <hi rend="i">Où la vertu va-t-elle se nicher</hi> ?<milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-donne-aumone-mendiant"/>Cette exclamation fameuse n’est pas celle d’un riche insolemment surpris de rencontrer quelque délicatesse sous les haillons de la misère ; c’est celle d’un philosophe humain qui sent profondément combien la probité, devoir facile pour l’homme opulent, quand elle ne lui commande pas de trop grands sacrifices, est une vertu pénible et méritoire dans l’homme indigent, qui toujours lui immole ses propres besoins et ceux de sa famille.<milestone type="commentEnd"/></p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#moliere-lit-pieces-public-naif"/>Observateur exact et peintre fidèle de la nature, Molière aimait à éprouver l’effet de ses tableaux sur ceux en qui l’âge ou l’éducation n’avait point altéré la vivacité et la justesse des impressions.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-lit-pieces-public-naif"/>Quand il lisait une pièce <pb n="CLIV" xml:id="pCLIV"/> aux comédiens, il voulait qu’ils y amenassent leurs enfants : des mouvements libres et ingénus de ces petits auditeurs, il recevait des avertissements plus sûrs que tous les conseils de l’expérience et de la maturité. De même, il lisait quelquefois ses comédies à une vieille servante qu’il avait, nommée La Forêt, et il disait à Boileau, en la lui montrant, que, lorsque des endroits de plaisanterie ne l’avaient point frappée, il les corrigeait, parce qu’il avait plusieurs fois éprouvé sur son théâtre que ces endroits n’y réussissaient point. C’est Boileau lui-même qui nous le redit en ces termes<note place="bottom"><hi rend="i">Remarques critiques sur quelques passages de Longin</hi>, Réflexion première.</note> ; et un commentateur de ce poète<note place="bottom"><hi rend="sc">Brossette.</hi></note> ajoute que Molière, un jour, ayant lu à cette servante, pour éprouver son goût, quelques scènes d’une pièce qu’il disait être de lui, mais qui était du comédien Brécourt, elle ne prit point le change, et soutint que son maître n’avait pas fait cette pièce.<milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>Excellent maître, Molière était pourtant, à ce qu’on assure, un maître fort difficile<note place="bottom">À ce sujet, Grimarest raconte, avec sa grace accoutumée, l’impatience que causa un jour à Molière la maladresse on plutôt la stupidité d’un valet qui, plusieurs fois de suite, lui mit on de ses bas à l’envers, et qui ne pouvait jamais concevoir pourquoi il n’était pas à l’endroit. Grimarest fut assez à plaindre pour ignorer <hi rend="i">le nom, la famille et le pays</hi>de ce valet ; mais un autre eut la joie d’apprendre qu’il se nommait <hi rend="i">Provençal</hi>, qu’il devint un habile mécanicien, et qu’il fit fortune dans les affaires : il est vrai qu’il ne put parvenir à savoir quel nouveau nom Provençal avait pris en changeant d’état. La postérité ne sera heureuse qu’à demi. À Dieu ne plaise que je méprise les recherches ; mais il y a un point où il est bien ridicule de les pousser, et où il est bien plus ridicule encore d’enêtre fier.</note>. Il voulait que ses <pb n="CLV" xml:id="pCLV"/> domestiques sussent interpréter son geste et comprendre son silence même. Il exigeait qu’autour de lui tout offrît l’apparence de l’ordre le plus exact et le plus minutieux ; et la bonne La Foret elle-même n’était pas à l’abri des marques de son impatience, quand quelque meuble, quelque livre, quelque papier ne se trouvait pas à sa place.</p>
<p>En tout, ses habitudes se sentaient d’un certain goût pour la magnificence, l’apparat et la représentation. Ayant un revenu annuel de près de trente mille francs, somme considérable pour le temps<note place="bottom">Le marc d’argent, qui valait alors moins de trente francs, en vaut maintenant cinquante-quatre. Ainsi, trente mille francs de revenu du temps de Molière, répondaient à plus de cinquante-quatre mille francs d’aujourd’hui.</note>, il usait libéralement de son bien. Recherché par beaucoup d’hommes de naissance ou de fortune, tous les repas qu’il recevait d’eux, il tenait à les leur rendre. Il faisait accepter d’assez fortes sommes d’argent aux jeunes auteurs que la nature avait mieux traités que la fortune : Racine en est un exemple. Fort charitable envers les pauvres, il ne leur faisait pas des aumônes ordinaires ; et il n’est pas sûr qu’il se fût trompé en donnant un louis d’or à ce mendiant qui vint le lui rendre.</p>
<p>Il avait aussi du goût pour le commandement, et sa gravité habituelle l’y rendait propre. Les soucis, les dégoûts attachés aux fonctions de chef d’une troupe de <pb n="CLVI" xml:id="pCLVI"/> comédiens, semblaient être compensés pour lui par le plaisir d’avoir dans sa dépendance et de gouverner à son gré un certain nombre de personnes. Il aimait encore à paraître et à parler en public, non-seulement comme acteur, mais encore comme orateur de sa troupe. On a été jusqu’à dire qu’il n’en laissait pas échapper le moindre sujet, et que la mort d’un simple gagiste était pour lui une suffisante occasion de harangue. On conçoit qu’il se plût à ce genre d’exercice, car il y réussissait fort. Boileau, voulant vanter un discours de Baron, dit : « <quote> Il est dans le goût des compliments de Molière, c’est-à-dire que la satire y est adroitement mêlée à la flatterie, afin que l’une fasse passer l’autre</quote><note place="bottom"><hi rend="i">Lettres familières de MM. Despréaux et Brossette</hi>, t. III, p. 106.</note> <quote> »</quote> Six ans avant sa mort, la faiblesse toujours croissante de sa poitrine le contraignit, à son grand regret, de se faire remplacer dans cet emploi d’orateur par le comédien La Grange<note place="bottom">Charles Varlet, sieur de La Grange, né à Amiens, mort à Paris en 1692. Il était fort bon comédien, et il joua d’original tous les premiers rôles des pièces de Molière, qui estimait beaucoup son talent, comme le prouve ce mot de <hi rend="i">l’Impromptu de Versailles</hi>(t. III, p. 274 de cette édition) : <quote>« Pour vous, je n’ai rien à vous dire. »</quote>Il était, sous un autre rapport, très utile à la troupe, dont il gérait les affaires avec probité, et tenait les registres avec exactitude. En 1682, il donna, avec Vinot, ami de Molière, la première édition complète des Œuvres de ce grand poète. La veuve de Molière lui avait confié, pour ce travail, tous les manuscrits de son mari : on ne sait ce qu’ils sont devenus, ni si l’on a fait une grande perte.</note>.</p>
<p>L’âme de Molière semblait être au niveau de son génie : il n’y en eut pas une plus droite, une plus élevée, une plus généreuse. La contemplation habituelle des <pb n="CLVII" xml:id="pCLVII"/> vices et des travers de l’humanité ne lui avait fait ni haïr ni mépriser les hommes : il croyait à leurs vertus, voyait avec indulgence leurs faiblesses, avec joie leur bonheur, avec compassion leur misère. Ses manières répondaient à la noblesse de son âme et à la supériorité de son esprit. <quote>« Civil et honorable en toutes ses actions, modeste à recevoir les éloges, savant sans le vouloir paraître, et d’une conversation si douce et si aisée, que les premiers de la cour et de la ville étaient ravis de l’entretenir, il possédait toutes les qualités qui font l’honnête homme<note place="bottom"><hi rend="i">Le Théâtre-Français</hi>(par Chappuzeau, p. 197 et 198).</note>. »</quote> Ce témoignage d’un contemporain est confirmé par tous les autres. Ses mœurs, sans avoir été entièrement irréprochables, furent celles d’un homme de bien, qu’une complexion amoureuse et une grande tendresse de cœur peuvent avoir engagé dans quelques liaisons répréhensibles, mais qui ne tarde pas à se les reprocher, forme le vœu de s’en affranchir, et ne différerait pas tant à les rompre, s’il devait seul souffrir de ce sacrifice.</p>
<p>Le satirique Guy Patin fait plus qu’élever des doutes sur les sentiments religieux de Molière : c’est un genre d’imputation auquel il fut exposé lui-même, injustement peut-être, et qu’en tout cas il aurait dû épargner aux autres. Parlant d’Hesnault, l’auteur du sonnet de l’Avorton, <quote>« Il voit souvent, dit-il, deux hommes qui ne sont pas plus chargés d’articles de foi que lui, savoir Chapelle et Molière. »</quote> Cependant nous le verrons, à l’article <pb n="CLVIII" xml:id="pCLVIII"/> de la mort, demander avec instance les secours de la religion, et nous apprenons, par la requête de sa femme, au sujet de sa Sépulture, qu’aux Pâques qui précédèrent sa mort, il avait reçu la communion d’un prêtre qui est nommé et comme appelé en témoignage du fait. Il doit nous être doux de penser que celui qui mit dans la bouche de Cléante un si admirable portrait de la véritable piété, n’eut pas le malheur de repousser les vérités qu’elle enseigne à croire. Espérons du moins que le créateur de tous les êtres ne fut point méconnu par l’homme de génie, homme de bien, qui fut un de ses plus beaux ouvrages.</p>
<p>Le portrait de la personne de Molière nous a été tracé dans les termes suivans par la femme du grand comédien Poisson, bonne comédienne elle-même, qui l’avait connu dans sa jeunesse, et avait joué d’original dans une de ses pièces<note place="bottom"><hi rend="i">Psyché.</hi>Elle y jouait le rôle d’une des Grâces.</note>. <quote>« Il n’était ni trop gras ni trop maigre. Il avait la taille plus grande que petite, le port noble, la jambe belle. Il marchait gravement, avait l’air très sérieux, le nez gros, la bouche grande, les lèvres épaisses, le teint brun, les sourcils noirs et forts ; et les divers mouvements qu’il leur donnait, lui rendaient la physionomie extrêmement comique. »</quote> Il faut ajouter à ces détails, qu’une espèce de hoquet, qu’il avait contracté en voulant modérer l’excessive volubilité de sa voix, rendait son jeu dans lac omédie plus plaisant, mais aussi le rendait ridicule dans la tragédie, que <pb n="CLIX" xml:id="pCLIX"/> malheureusement il aimait à jouer. Cette prédilection pour le genre où il réussissait le moins, fut cause que Mignard, son ami, le peignit plus d’une fois sous l’habit romain, dans les rôles de César ou d’Auguste<note place="bottom">C’est une copie d’un de ces portraits, placée dans le foyer des acteurs de la Comédie française, qui a fait dire ingénieusement, mais faussement, à Chamfort, en commençant son <hi rend="i">Éloge de Molière</hi> :<quote>« Je n’imiterai pas les comédiens français, qui ont fait peindre Molière sous l’habit d’Auguste.. »</quote>Les comédiens en sont innocents.</note>.</p>
<p>Il avait été de bonne heure incommodé d’une fluxion sur la poitrine avec, crachement de sang. Une vie douce et régulière, un exercice modéré de l’esprit, et surtout une grande tranquillité d’âme, auraient pu arrêter le mal dans sa naissance, ou du moins en rendre les progrès beaucoup moins rapides. Mais était-il en son pouvoir de ralentir l’activité de son génie, de tempérer son ardeur pour la gloire, et de calmer cette autre passion qui fit le tourment d’une vie dont elle aurait pu faire les délices ? Il consentit bien à ne vivre que de lait et à s’abstenir des sociétés que formait l’amour du vin et de la bonne chère ; mais ce n’étaient pas là les plus utiles privations qu’il pût s’imposer. Il continuait de composer, ne voulait point renoncer à jouer la comédie, et se montrait toujours plus épris des agréments de sa femme, quoiqu’il souffrit chaque jour davantage de son indifférence et de sa légèreté. Dix mois avant sa mort, il s’était rapproché d’elle ; et, pour que tout leur fût commun, même le service de la table, il avait discontinué l’usage du lait et repris celui de la viande. <milestone type="commentStart" corresp="#boileau-reproche-a-moliere-de-continuer-a-jouer"/>Ce changement de régime, <pb n="CLX" xml:id="pCLX"/> et plus encore peut-être le rapprochement qui l’avait causé, lui devinrent funestes : l’irritation de sa poitrine était au comble.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="boileau-reproche-a-moliere-de-continuer-a-jouer"/>Dans ce misérable état, il eut la visite de Boileau ; et, comme si le sentiment de sa fin prochaine lui eût rendu la présence de ses amis plus chère, il le reçut plus affectueusement que de coutume. Boileau, touché de sa situation et encouragé par son accueil, le pressa vivement de renoncer à l’action théâtrale<note place="bottom">Monchesnay, dans le <hi rend="i">Bolœana</hi> dont il est l’éditeur, rapporte ainsi le discours de Boileau à Molière : <quote>« Mon pauvre monsieur Molière’, vous voilà dans un pitoyable état. La contention continuelle de votre esprit, l’agitation continuelle de vos poumons sur votre théâtre, tout enfin devrait vous déterminer à renoncer à la représentation. N’y a-t-il que vous dans la troupe, qui puissiez exécuter les premiers rôles ? Contentez-vous de composer, et laissez l’action théâtrale à quelqu’un de vos camarades ; cela vous fera plus d’honneur dans le public, qui regardera vos acteurs comme vos gagistes ; et vos acteurs, d’ailleurs, qui ne sont pas des plus soumis avec vous, sentiront mieux votre supériorité. »</quote></note>. <hi rend="i">Ah</hi> ! <hi rend="i">que me dites-vous là</hi> ? s’écria-t-il ; <hi rend="i">il y a un honneur pour moi à ne point quitter.</hi><quote>« Plaisant point d’honneur, dit en soi-même le satirique, de se noircir tous les jours le visage pour se faire une moustache de Sganarelle, et de dévouer son dos à toutes les bastonnades de la comédie ! »</quote><milestone type="anecdoteEnd"/><milestone type="commentStart" corresp="#boileau-reproche-a-moliere-de-continuer-a-jouer"/>Boileau, en ce moment, ne comprit pas Molière. Ce <hi rend="i">point d’honneur</hi> dont il voulait parler, était le dévouement tout paternel qui lui commandait d’achever la ruine de sa santé, et d’avancer le terme de ses jours pour soutenir jusqu’au bout des comédiens et des gagistes. Il prouva trop bien qu’il l’entendait ainsi.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="moliere-se-sacrifie-pour-sa-troupe"/>Le jour <pb n="CLXI" xml:id="pCLXI"/> de la quatrième représentation du <hi rend="i">Malade imaginaire</hi>, il souffrait de la poitrine plus qu’à l’ordinaire. On voulut lui persuader de ne pas jouer : c’était lui proposer de faire relâche ce jour-là. <hi rend="i">Eh ! que feront</hi>, dit-il, <hi rend="i">tant de pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument</hi>. Tout ce qu’il demanda, ce fut que le spectacle commençât à quatre heures précises.<milestone type="anecdoteEnd"/> Il joua ; et, dans le divertissement de la pièce, au moment où il prononçait le mot <hi rend="i">Juro</hi>, il lui prit une convulsion qu’il essaya vainement de cacher sous un ris forcé. On, le transporta chez lui<note place="bottom"><p>Il demenrait alors dans une maison située rue de Richelieu, près de l’Académie des peintres, en face de la fontaine qui est au coin de la rue Traversière et de la rue de Richelieu : c’est, à ce qu’on croit, la maison qui porte aujourd’hui le numéro 34.</p><p>Molière avait demeuré précédemment, 1ºrue Saint-Honoré, vis-à-vis le Palais royal, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois ; 2ºmême rue Saint-Honoré, mais sur la paroisse Saint-Eustache, et par conséquent dans la partie orientale de cette rue ; et 3ºrue Saint-Thomas-du-Louvre. Ces différents domiciles sont constatés par des actes dont M. Beffara a fait la découverte.</p></note>. Il demanda plusieurs fois les sacrements. Deux prêtres ayant successivement refusé de venir, son beau-frère alla lui-même en chercher un troisième. Quand il arriva, il n’était plus temps ; Molière venait d’expirer. Deux de ces religieuses qui venaient quêter à Paris pendant le carême, étaient alors dans sa maison, où il leur donnait un asile<note place="bottom">M. Vafflard, peintre fort distingué, a fait, de cette scène triste et touchante, le sujet d’un tableau qui eut un grand succès et dont la gravure, bien exécutée par M. Migneret, orne le cabinet de tous ceux qui sont particulièrement voués au culte de Molière.</note>. Ces charitables filles lui avaient donné de <pb n="CLXII" xml:id="pCLXII"/> leur mieux les secours de l’âme et du corps ; et c’est entre leurs bras qu’il était mort, étouffé par le sang qui sortait à grands flots de sa bouche. Ce fut le vendredi 17 février 1673, à dix heures du soir, une heure au plus après avoir quitté le théâtre, qu’il rendit le dernier soupir, âgé seulement de cinquante-un ans, un mois et deux ou trois jours<note place="bottom"><p>Voici de quelle manière La Grange, témoin sans doute de la mort de Molière, consigne cet événement dans le Registre qu’il tenait jour par jour :</p><quote><p>Ce même jour (vendredi 17 février 1675), après la comédie, sur les dix heures du soir, M. de Molière mourut dans sa maison, rue de Richelieu, ayant joué le rôle du malade imaginaire, fort incommodé d’un rhume et d’une fluxion sur la poitrine qui lui causait une grande toux ; de sorte que, dans les grands efforts qu’il fit pour cracher, il se rompit nue veine dans le corps, et ne vécut pas demi-heure ou trois quarts d’heure depuis ladite veine rompue ; et son corps est enterré à Saint-Joseph, aide de la paroisse Saint-Eustache.</p><p>Dans le désordre on la troupe se trouva après cette perte irréparable, le roi eut dessein de joindre les acteurs qui la composaient aux comédiens « de l’Hôtel de Bourgogne. Cependant, après avoir été, le dimanche 19 et le mardi 21, sans jouer, en attendant les ordres du roi, on recommença le vendredi 24 février, etc.</p></quote></note>.</p>
<p><milestone type="commentStart" corresp="#armande-exprime-indignation-sepulture"/>Comme il était mort sans avoir pu se réconcilier avec l’Église, le curé de Saint-Eustache, sa paroisse, lui refusa la sépulture ecclésiastique.<milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="armande-exprime-indignation-sepulture"/><hi rend="i">Quoi</hi> ! s’écriait sa veuve, <hi rend="i">on lui refuse ici la sépulture ! En Grèce, on lui eût élevé des autels</hi>.<milestone type="anecdoteEnd"/> Elle adressa, le 20 février, une requête à <pb n="CLXIII" xml:id="pCLXIII"/> l’archevêque de Paris<note place="bottom"><p>Je transcris ici le texte même de cette requête, dont l’original est dans le cabinet de M. le comte François de Neufchâteau, qui a bien voulu m’en donner une copie de sa main. Je me garderai bien de figurer l’orthographe surannée et vicieuse de cette pièce : on ne prend un tel soin que pour les écrits qui sont des monuments du langage.</p><quote><p>Du 20 février 1673.</p><p rend="i">À monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Paris. </p><p>Supplie humblement Élisabeth-Claire-Gresinde Béjart, veuve de feu Jean-Baptiste Poquelin de Molière, vivant valet-de-chambre et tapissier du roi, et l’un des comédiens de sa troupe, et, en son absence, Jean Aubry, son beau-frère ; disant que, vendredi dernier, dix-septième du présent mois de février mil six cent soixante-treize, sur les neuf heures du soir, ledit feu sieur de Molière s’étant trouvé mal de la maladie dont il décéda environ une heure après, il voulut dans le moment témoigner des marques de repentir de ses fentes et mourir en bon chrétien ; à l’effet de quoi, avec instances ildemanda un prêtre pour recevoir les sacrements, et envoya par plusieurs fois son valet et servante à Saint-Eustache, sa paroisse, lesquels s’adressèrent à MM. Lenfant et Lechat, deux prêtres habitués en ladite paroisse, qui refusèrent plusieurs fois de venir ; ce qui obligea le sieur Jean Aubry d’y aller lui-même pour en faire venir ; et de fait fit lever le nommé Paysan !, aussi prêtre habitué audit lien ; et, comme toutes ces allées et venues tardèrent plus d’une heure et demie, pendant lequel temps ledit feu Molière décéda, et ledit sieur Paysant arriva comme il venait d’expirer : et, comme ledit sieur Molière est décédé sans avoir reçu le sacrement de confession dans un temps où il venait de jouer la comédie, monsieur le curé de Saint-Eustache lui refuse la sépulture, ce qui oblige la suppliante vous présenter la présente requête pour lui être sur ce pourvu.</p><p>Ce considéré, monseigneur, et attendu ce que dessus, et que ledit défont a demandé auparavant que de mourir un prêtre pour être confessé, qu’il estmort dans le sentiment d’un bon chrétien, ainsi qu’il a témoigné en présence de deux dames religieuses, demeurant en la même maison, d’un gentilhomme nommé M. Couton, entre les bras de qui il est mort, et de plusieurs autres personnes ; et que M. Bernard, prêtre habitué en l’église Saint-Germain, loi a administré les sacrements à Pâques dernier ; il vous plaise, de grâce spéciale, accorder à ladite suppliante, que sondit feu mari soit inhumé et enterré dans ladite église Saint-Eustache, sa paroisse, dans les voies ordinaires et accoutumées ; et ladite suppliante continuera les prières à Dieu pour votre prospérité et santé ; et ont signé. Ainsi signé : Le Vasseur et Aubry, avec paraphe.</p><p>Et au-dessous est écrit ce qui ensuit :</p><p>Renvoyé au sieur abbé de Benjamin, notre official, pour informer des faits contenus en la présente requête ; pour, information ànous rapportée, être enfin ordonné ce que de raison. Fait à Paris, dans notre palais archiépiscopal, le vingtième février mil six cent soixante-treize.</p><p rend="i">Extrait des registres de l’Archevêché de Paris. </p><p>Vu ladite requête, ayant aucunement égard aux preuves résultantes de l’enquête faite par mon ordonnance, nous ayons permis au sieur curé de Saint-Eustache de donner la sépulture ecclésiastique au corps de défuntMolière dans le cimetière de la paroisse, à condition néanmoins que ce sera sans aucune pompe, et avec deux prêtres seulement, et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église des réguliers ; et que notre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de notre église, que nous voulons être observées selon leur forme et teneur. Donné à Paris, ce vingtième février mil six cent soixante-treize. Ainsi signé : Archevêque de Paris ; et au-dessous : par Monseigneur, Morange, avec paraphe.</p><p>Collationné en son original en papier, ce fait rendu par les notaires au Châtelet de Paris, soussignés, le vingt et unième mars mil six cent soixante-treize.</p><p>Le Vasseur.</p></quote></note>, qui d’abord ne jugea point à <pb n="CLXIV" xml:id="pCLXIV"/> propos d’y faire droit<note place="bottom"><p>Quelque peu de malignité qu’on ait, et quelque crainte qu’on paisse avoir de causer du scandale, il est bien difficile de ne pas rappeler que cet archevêque de Paris, Harlay de Champvallon, qui refusait la sépulture à Molière, parce qu’ilétait mort presque sur le théâtre, mourut lui-même subitement, presque dans les bras d’une de ses maîtresses, et que tous les honneurs accoutumés furent rendus à sa cendre, même l’oraison funèbre, quoique, d’abord, la chose eut paru un peu difficile. On sait qu’il était fort beau. Un jour qu’il était au milieu d’un cercle de jolies femmes, quelqu’un survint, qui, le voyant ainsi entouré, lui dit :</p><quote><l><hi rend="i">Formosi pecoris custos.</hi> — <hi rend="i">Formosio</hi>r <hi rend="i">ipse</hi>,</l></quote><p>dit, en achevant le vers de Virgile, une femme dont on ne soupçonnait pas l’érudition. Du reste, il avait une rare éloquence et une grande capacité pour les affaires.</p></note>. Elle alla sur-le-champ à Versailles se jeter aux pieds du roi, accompagnée du curé <pb n="CLXV" xml:id="pCLXV"/> d’Auteuil, qui devait rendre témoignage des bonnes mœurs du défunt. Elle eut l’imprudence de dire au roi que, si son mari était criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté elle-même ; et le curé, plus occupé de ses propres intérêts que de l’objet de sa démarche, crut devoir profiter de l’occasion pour se justifier d’une accusation de jansénisme dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès du roi. Ce contre-temps acheva de tout gâter<note place="bottom">Voir <hi rend="i">les Récréations littéraires</hi>, de Cizeron-Rival, p. 23 et 24.</note>. Le roi les congédia assez brusquement l’un et l’autre, et renvoya la veuve à l’archevêque de Paris ; mais en même temps il écrivit au prélat pour qu’il eût à faire cesser ce pieux scandale<note place="bottom">On a prétendu que, sur ce refus d’inhumer Molière, Louis XIV avait demandé jusqu’à quelle profondeur la terre était sainte. <hi rend="i">Jusqu’à quatre pieds</hi>, lui répondit-on. <hi rend="i">Eh bien ! qu’on l’enterre à cinq.</hi>L’anecdote est fort suspecte.</note>, et Molière fut enterré au cimetière Saint-Joseph. <milestone type="anecdoteStart" xml:id="armande-jette-argent-foule"/>Le jour de ses obsèques (21 février), le peuple se rassembla en tumulte devant sa maison. Sa veuve, effrayée, jeta de l’argent par les fenêtres ; et cette multitude, qui était peut-être venue pour <pb n="CLXVI" xml:id="pCLXVI"/> insulter son cadavre, se retira paisiblement en faisant des prières pour son âme<note place="bottom"><quote>« Comme il passait dans la rue Montmartre, dit Grimarest, on demanda à une femme qui était celui qu’on portait en terre. <hi rend="i">Hé ! c’est ce Molière</hi>, répondit-elle. Une autre femme, qui était à sa fenêtre et qui l’entendit, s’écria : <hi rend="i">Comment ! malheureuse, il est bien monsieur pour toi.</hi> »</quote></note>.<milestone type="anecdoteEnd"/> Les pieux empressements de l’amitié suppléèrent aux pompes religieuses ; Deux cents personnes, ayant chacune un flambeau à la main, suivirent le corps, que deux prêtres seulement conduisaient de nuit et en silence, selon les ordres de l’archevêque. <milestone type="commentStart" corresp="#conde-fait-bon-mot-contre-auteur-epitaphe"/>Les libelles calomnieux avaient poursuivi Molière pendant sa vie : les épitaphes louangeuses furent entassées sur sa tombe<note place="bottom"><p>La meilleure est, sans contredit, celle-ci, dont La Fontaine est auteur :</p><quote><l>Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence ;</l><l>Et cependant le seul Molière y gît.</l><l>Leurs trois talents ne formoient qu’un esprit,</l><l>Dont le bel art réjouissoit la France.</l><l>Ils sont partis, et j’ai peu d’espérance</l><l>De les revoir. Malgré tous nos efforts,</l><l>Pour un long temps, selon toute apparence,</l><l>Térence et Plaute et Molière sont morts.</l></quote></note><milestone type="commentEnd"/><milestone type="anecdoteStart" xml:id="conde-fait-bon-mot-contre-auteur-epitaphe"/>L’auteur d’une de ces pièces, et des plus mauvaises, eut la malencontreuse idée d’aller l’offrir au grand Condé<anchor xml:id="footnote3"/><note place="bottom">Le grand Condé avait la plus grande estime pour Molière, et se plaisait infiniment dans son entretien. Grimarest <hi rend="i">(Réponse à la Critique de la Vie de M. de Molière</hi>) prétend tenir de gens qui l’ont, entendu, qu’un jour le prince dit à Molière : <hi rend="i">Je vous fais venir peut-être trop souvent, je crains de vous distraire de votre travail : ainsi je ne vous renverrai plus chercher ; mais je vous prie, à toutes vos heures, de me venir trouver : faites-vous annoncer par un valet-de-chambre, je quitterai tout pour être avec vous.</hi> Lorsque Molière venait, le prince congédiait tous ceux qui étaient avec lui, et il était souvent des trois et quatre heures avec Molière. On a entendu ce grand prince, en sortant de ces conversations, dire publiquement : <hi rend="i">Je ne m’ennuie jamais avec Molière ; c’est un homme qui fournit de tout : son érudition et son jugement ne s’épuisent jamais.</hi> Voltaire, dans sa <hi rend="i">Vie de Molière</hi>, rapporte les mêmes choses en beaucoup moins de paroles. <quote>« Le grand Condé, dit-il, exigeait de Molière qu’il le vînt voir souvent, et disait qu’il trouvait toujours à apprendre dans sa conversation. »</quote></note>. <hi rend="i">Plût à Dieu</hi>, lui dit un peu durement le héros, <pb n="CLXVII" xml:id="pCLXVII"/><hi rend="i">que celui dont tu me présentes l’épitaphe, fût en état de me présenter la tienne</hi> !<milestone type="anecdoteEnd"/></p>
<p>La douleur un peu fastueuse, un peu théâtrale de madame Molière, fut-elle une douleur sincère ? il est permis d’en douter. En tout cas, elle ne fut pas durable, ou celle qui le prouvait sut bien la maîtriser ; car elle joua, dit-on, la comédie treize jours après la mort de son mari<note place="bottom">Voir les <hi rend="i">Lettres de Bussy-Rabutin</hi>, tome IV, pages 36 et 38. Treize jours étaient sans doute un demi fort court ; mais il est juste de dire qu’à cet égard, les usages du théâtre n’étaient point alors ce qu’ils sont devenus depuis. Les douleurs les plus légitimes suivant la nature et la société, n’obtenaient point alors, pour se calmer, la moitié du temps qu’on accorde aujourd’hui aux afflictions mêmes que le respect humain devraitpeut-être empêcher de montrer.</note>. Après quatre ans de veuvage, elle se remaria à un obscur comédien, nommé Guérin d’Estriché. Madame Molière, tant qu’elle fut honorée de ce nom, dont elle était assez peu digne, a dû trouver place en mon récit ; mais je n’ai rien à dire de madame Guérin : le reste de sa vie n’a droit qu’à mon silence<note place="bottom">Je crois devoir cependant raconter, en abrégé, une aventure assez extraordinaire, dans laquelle la veuve de Molière se trouva compromiseavant de devenir madame Guérin. Un président du parlement de Grenoble, nommé Lescot, qui était fort épris d’elle, seulement pour l’avoir vue au théâtre, s’adressa, pour la voir de plus près, à la Ledoux, une de ces femmes qui font métier de s’entremettre dans ces sortes d’affaires. Elle connaissait une fille, nommée La Tourelle, qui ressemblait beaucoup à madame Molière. Après avoir feint une négociation plus ou moins longue et difficile, elle reçut chez elle l’amoureux président et la prétendue comédienne. Ils eurent plusieurs entrevues de suite dans cette honnête maison. Un jour La Tourelle manqua au rendez-vous. Le président, inquiet, alla au théâtre. Après avoir essayé inutilement de plusieurs moyens discrets pour se faire remarquer de madame Molière, il l’aborda, laissa d’abord échapper quelques reproches timides, et, comme on refusait de le reconnaître, finit par éclater en propos injurieux, et même par se porter à certaines voies de fait. Madame Molière appela à son secours, et le président fut arrêté. La rase alors fut découverte, et l’on se mit à la recherche des deux friponnes, qui furent bientôt prises. Le président fut condamné a faire une réparation verbale à la comédienne outragée ; et les deux femmes le furent à être fouettées nues devant la principale porte du Châtelet et devant la maison de madame Molière. L’arrêt est du mois d’octobre 1675. Thomas Corneille fit allusion à cette aventure dans la scène VI du III<hi rend="sup">e</hi>acte de sa comédie de <hi rend="i">l’Inconnu.</hi></note><pb n="CLXVIII" xml:id="pCLXVIII"/>.</p>
<p>La troupe de Molière avait tout perdu. Ses regrets égalèrent sa perte. Le théâtre fut fermé pendant une semaine entière<note place="bottom">Ce n’est pas tout-à-fait en signe de douleur, comme on pourrait le croire. L’extrait du registre de La Grange, cité page 162, note 2, prouve que cette clôture du théâtre tint aussi à d’autres causes, telles que <hi rend="i">le désordre</hi>où se trouvait la troupe, et <hi rend="i">l’attente des ordres du</hi>, qui avait pensé un momentà fondre les deux troupes du Palais royal et de l’Hôtel de Bourgogne, projet qu’il exécuta plus tard. Comme on ne jouait que trois fois par semaine, les représentations du dimanche 19 et du mardi 21 furent les seules que perdit la troupe.</note>. Avant la rentrée de Pâques, quatre des principaux sujets de cette troupe s’engagèrent dans celle de l’Hôtel de Bourgogne, et Lulli se fit accorder la <pb n="CLXIX" xml:id="pCLXIX"/> salle du Palais royal, pour y faire représenter ses opéras. Privés de leur chef, de leur théâtre et de leurs meilleurs acteurs, les comédiens du roi proposèrent à ceux de l’Hôtel de. Bourgogne de se réunir à eux, et ils furent durement refusés. Ils achetèrent alors le théâtre de la rue Mazarine, que le marquis de Sourdéac avait fait construire, pour y faire jouer des pièces en musique et à machines. Sur ces entrefaites, le roi déclara qu’il voulait qu’il n’y eût plus à Paris que deux troupes de comédiens français, l’une au théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, et l’autre au théâtre de la rue Mazarine. En conséquence, une troupe fut formée de l’élite de la troupe du Marais et des débris de celle de Molière. Sept ans après, le roi, jugeant qu’une seule troupe suffirait pour le service de la ville et de la cour, ordonna que les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne et ceux du théâtre de la rue Mazarine se réunissent dans ce dernier local ; et cette réunion constitua la Comédie française que nous voyons encore subsister aujourd’hui<note place="bottom"><p>Le théâtre del’Hôtel de Bourgogne était situé rue Mauconseil, à l’endroit où est maintenant la halle aux cuirs. Après le départ des comédiens français, la salle fut occupée par les comédiens italiens jusqu’en 1697, époque où leur théâtre fut fermé par ordre du roi. Ils y furent rétablis, en 1716, par le régent, et ils la quittèrent, en 1783, pour occuper celle qu’on avait construite pour eux sur l’emplacement de l’hôtel de Choiseul, et qui s’appelle aujourd’hui salle Favart.</p><p>Le théâtre de la rue Mazarine était situé en face de la rue Guénégaud.</p><p>La troupe du Marais occupait une maison, appelée l’hôtel d’Argent, qui était située au coin de la rue de Poterie, près de la place de Grève.</p></note>.</p>
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